mardi 30 janvier 2018

L'abîme



Entre l’écoulement et l’écroulement de toute chose, il y a un abîme. C’est là où passe le poète avec sa pauvre parole traîtresse, si lourde à porter. Et quel salut y a-t-il pour celui qui assume la détresse souveraine, antérieure à celle connue des mortels ? Et pourquoi le poète ? Pourquoi accepte-t-il cet envers redoutable, qui sans répit le pénètre et le taraude ? Il n’en sait rien. Evadé de la répugnance salvatrice du quotidien, le poète incarne l’être parfaitement raté, déséquilibré, inutile. La réussite est pour lui déchéance et la victoire – effondrement. Il en tire une fierté à rebours et une force négative foudroyante. Regardez bien ses yeux. Fuyez le poète !

Paul Valet, Solstices terrassés, 1983

dimanche 28 janvier 2018

Définitions farouches

Saul Leiter


Action. Anémie de la pensée.

Ame. Ne pas la vendre.

Amertume. Vice de vieillard.

Argent. L'enfer.

Babouin. Homme politique.

Banque. Obscénité publique.

Bas. Va bien aux femmes.

Beauté. Me rend fou.

Bébé. Pour les autres.

C. Calaferte.

Calomnie. Moyen de chagriner ceux qui ne vous ont rien fait.

Convictions. En changer souvent.

Dada. Mort aux cons.

Dandysme. Quand on n'a plus rien à faire ni à croire.

Débauche. Laisse de bons souvenirs. 

Démocratie. Illusion populaire.

Docile. Jamais.

Editeur. Prédateur d'écrivains.

Etat. Gangstérisme officialisé.

Fille. Tentation.

Gagne-petit. Ecrivain.

Générations. Aussi bêtes les unes que les autres.

Habitude. Anesthésie locale.

Heure. J'attends la dernière.

Jeanne d'Arc. Jeune allumée.

Jupe. Mot érotique.

Kafka (Frantz). L'un de mes pseudonymes.

Ku Klux Klan. Klub de Kons à Kagoules.

Lafontaine (Jean de). Poète mal lu.

Lendemain. Hélas !…

Liberté. Chérie !

Linceul. Qu'on y est donc seul !

Matraque. Soutien des pouvoirs.

Médecin. Tiroir-caisse.

Négligent. Et désinvolte…

Négocier. Jamais.

Neutre. Infirmité.

Obéissance. Manie bourgeoise.

Papillon. Bleu et blond.

Paradis. Chez moi, ici.

Passé. Ce qui reste de l'avenir.

Philosophie. Bouillie de chat.

Quais. Y flâner.

Quand. Tout le temps.

Quelconque. Jamais.

Quelquefois. Insuffisant.

Questions. Sans réponse. 

Rallier. Rien ni personne.

Résurrection. J'ai l'habitude.

Saisons. Passent vite.
Santé. Mauvaise depuis ma naissance.

Sein. Perfection de la courbe.

Solitaire. Farouchement.

Souffrance. Inutile.

Tombe. Dernier pied-à-terre.

Tristesse. Plaisir subtil.

Usure. Commence tôt.

Utile. Comble de la vulgarité.

Vacances. Drogue populaire.

Verbe. Oser.

Vomir. Il y a de quoi.

Xénophobie. Démangeaison des prolétaires et des petits commerçants.

Zéro. Point de départ.




Louis Calaferte, Petit dictionnaire à manivelle (extraits), 1993






vendredi 26 janvier 2018

Jeu, set et match



Lundi dernier, j'écoutais un peu par hasard sur France culture le premier épisode d'un entretien avec Jean-François Stévenin. L'acteur-cinéaste, qui a tant compté pour moi à la vingtaine, est dans l'actualité en raison de l'édition remastérisée-haute-définition-je-ne-sais-pas-trop-quoi, très prochaine, de ses trois réalisations. Quelques heures plus tard, j'apprenais la mort d'Yves Afonso, l'un des acteurs fétiches de Stévenin, découvert par László Szabó, autre grand souvenir – de rencontre, cette fois-ci –, puis par Godard, Rozier, etc. Afonso me fascinait. On en parlait souvent avec Jean, autre dingo de Double-Messieurs, grâce à qui – j'en ai récemment parlé ici – nous avions passé une soirée inoubliable avec Stévenin au pays de Rimbaud. J'avais d'ailleurs croisé Afonso vers cette époque, en survêt', halluciné, du côté du Cirque d'hiver, sans oser l'aborder.
Je savais l'ami Louis Watt-Owen grand admirateur du premier film de Stévenin, et des autres aussi. Nous avons évoqué la mort, le souvenir d'Afonso brièvement et notre précieux yéti m'a fait parvenir cette vidéo en deux parties, tournée en je ne sais quelle occasion pour une salle de cinoche de mon coin, le Kosmos de Fontenay… On ne sait plus comment le remercier. Si ce n'est en les partageant ici.






Tout comme les entretiens avec Stévenin diffusés cette semaine.















jeudi 25 janvier 2018

Sans velours


René Groebli via adreciclarte


Et j'écris mal    Et j'écris en avant    Les virgules se rendent en levant les bras en l'air    impuissantes    Et je rôde en arrière    Les points d'appui s'effacent car trop lâches pour me faire un barrage    Je me tourne à droite    les idées s'écroulent    châteaux-cartes s'ébranlent    Et j'avance à gauche    mon cerveau se referme    Et je passe à travers    les murailles se disloquent    avec pierres briques et ciment expansif    Et je monte vers le haut qui me happe et m'écrase    Je me cache entre les lignes tortueuses    Prose câline ? Je la casse    Je connais trop sa maline rouerie    Je braque en biais    Et je tombe en arrière    L'avenir ? Je le ronge    Le devant ? Je le broie    Le passé ? Je l'immole    Seul le présent me console quand j'écris    Je me roule entre les lignes dans mes blancs accueillants    Et je cogne et je cogne dans le vide sans appui ni secours    Tous les vers ordonnés    l'ouragan les emporte les emporte    Poésie de saveur mâche des mots délicats rebutants    Avancer reculer se tourner se lever    jeu d'enfants babillards    Et je bute contre les signes    je fracasse leurs remparts    La poésie bien montée    je la fauche    Ainsi grand blessé mutilé rescapé NU    j'écris mal en avant    mal en arrière et j'écris fort    sans velours    sans détours




Paul Valet est un des hommes les plus comblés que je connaisse. Il ne possède rien mais jouit de l'essentiel, de l'unique avantage qui justifie le refus du suicide : la solitude.
Cioran




La Météo
Sans répit et sans dissuasion    la grêle sévira    Vent fétide de la Zone Industrielle de l'Est    Tournant au Nord
Les hémorroïdes fleuriront tard cette année



Les solitaires ont le malheur insigne, le privilège d'être les contemporains de l'avenir.
Cioran



On me demande    pourquoi j'écris comme ça et pas autrement  
Je réponds   Mais voyons   j'écris toujours autrement



Paul Valet, Paroxysmes,
précédé de Cioran, L'Ermite de Vitry,
éd. Le Dilettante

mercredi 24 janvier 2018

Criez criez





Criez bien     sinon les paroles se retourneront et se déferont en lettres mortes
Criez fort      sinon le cri même restera dans le gosier étranglé
Criez plus fort encore    sinon personne ne vous entendra et passera ignorant sur le trottoir de votre bouche
Criez de toutes vos forces     elles ne sont plus en mesure de vous faire entendre et comprendre
Criez jusqu'à perdre haleine       voyez déjà les autres qui chuchotent à peine à peine
Criez pour vous rouler par terre      elle aura du mal à vous recueillir
Criez afin que des maisons immenses on vous répondre avec peur avec peur ABSENT ABSENT
Criez jusqu'à la fin de votre cri     vous n'en pourriez plus    alors maintenant pendant que le temps est encore aux écoutes minimales
Criez criez    Malgré vous CRIEZ     vous voyez    vous éclatez de rage convulsionnaire    vite    vite    LE HAUT MAL ne saura plus crier    LA FIN ne voudra plus crier


Paul Valet, Paroxysmes, éd. Le Dilettante

mardi 23 janvier 2018

Mythologie quotidienne

Stanley Kubrick via Undr



Chaque jour, l'homme s'efforce à rafraîchir un mensonge usé ou à en forger un nouveau. Le faux constitue une dimension naturelle de la vitalité. Toute biographie devrait s'intituler « Histoire d'une illusion », car la chaleur de la vie n'est qu'un feu d'artifice, un spectacle irréel adapté uniquement aux plaisirs d'un œil abusé.
Qu'un être défende ses intérêts les plus vils ou un dieu quelconque, une même activité d'affabulation tisse la trame des désirs et des symboles improbables. Mais le regard qui promène une tristesse itinérante sur le déroulement des intrigues vitales en découvre aisément la part d’irréalité et de désert.
Tant que vous pouvez mentir, le soleil luit pour vous. Mais quand vous vous éveillez sans la ressource d’aucun mensonge, nul rayon ne vous effleure. Alors, ce qui vous reste d’énergie se concentre à l’affût d’un prétexte, qu’il soit une basse besogne ou un rêve transcendant, pourvu qu’il vous délivre de cette mortification lucide qui dépossède les heures et contraint le temps à mendier aux portes de votre âme. N’importe quelle fausse lumière qui irrite vos penchants ou tente vos pensées, vous la saississez, avides que vous êtes d’un prestige fragile triomphant du vide envahissant.
Une réalité, qui n’est pas embellie par les fables est plus difficile à supporter qu’un enfer drappé de mythes. L’homme a toujours préféré des figurations incertaines à la vision dépouillée qui démasque les jours. La crainte d’affronter l’absence dans son âme et dans le temps, l’a fait peupler d’illusions le ciel et la terre : les dieux impalpables comme les soucis quotidiens en résultèrent ; l’effroi de contempler au milieu de la vie le silence qui la précède, et celui qui lui succède, l’a fait accepter ce fracas qui s’appelle vivre, auquel chacun ajoute sa voix de peur de s’écouter soi-même et de ne plus rien entendre.
Adorer et abhorrer la vie en même temps, être tiraillé entre deux ardeurs contradictoires, subir cette prédestination d’écartelé dans l’espace de chaque instant, ces accès d’enthousiasme et d’horreur dans le ciel et l’enfer de tous les jours… Si au moins l’âme avait un seul patron, un dieu de lumière ou de ténèbres, si son destin était fixé une fois pour toutes, irrévocablement clair ou obscur ! Tous les êtres ont un monde à eux, un milieu idéal de leurs joies et de leurs peines, une patrie de leurs stupidités et de leurs éclairs. Mais nous ne savons pas où nous sommes ; rien n’est nôtre, pas même cet exil entre la matière et le rêve. Nous sommes rayés des registres de la vie et de la mort ; cependant nous traînons notre survivance illégale, fourvoyé entre le temps et l’éternité, ne pouvant nous réclamer ni de l’un ni de l’autre, et à jamais vomis par les berceaux et les tombes.

E.M. Cioran, Exercices négatifs,
En marge du Précis de décomposition

lundi 22 janvier 2018

Tout le reste est calomnie


Anders Petersen via Moonhunter


On s'éveille et on s'enfonce dans la vulgarité et la bassesse et la stupidité et la faiblesse de caractère et on se met à penser et on ne pense plus que dans la vulgarité, la bassesse, la stupidité et la faiblesse de caractère. Tout n'est que pathologie de la mort et dilettantisme existentiel. On entend et on voit et on oublie ce qu'on entend, ce qu'on voit et pense, et on vieillit chacun à la manière qui est la sienne depuis toujours, dans la solitude, l'incapacité, l'insolence.
Dire que la vie est un dialogue, est un mensonge, tout comme dire que la vie est réalité. Bien qu'elle n'ait rien de fantastique, elle n'est qu'un malheur, une infamie, une période d'épouvante qui, plus ou moins longue, ne fabrique que du dépit et de la mélancolie… rien que des causes de mort, des effets de mort qui atteignent des milliards… Nous avons affaire ici à une immense intolérance de la création qui nous déprime de plus en plus et nous remplit d'amertume et, finalement, nous tue.
Nous croyons avoir vécu et, en réalité, nous sommes morts, lentement. Nous croyons que tout cela fut un enseignement et ce ne fut pourtant qu'une farce. Nous regardons et nous réfléchisssons et nous sommes contraints de voir tout ce que nous regardons et tout ce à quoi nous réfléchissons se dérober, le monde que nous avions projeté de dominer ou, au moins, de modifier, se dérobe à nous, le passé et le présent se dérobent à nous, tout comme nous-mêmes nous dérobons et comme, à la longue, tout devient impossible pour nous. Nous existons tous dans une atmosphère de catastrophe. Notre penchant nous porte vers l'anarchie. Tout en nous est constamment soumis à la suspicion. Où est la débilité, où elle n'est pas, il y a l'intolérable. Le monde, de là où nous le contemplons, se compose, au fond, de choses intolérables. De plus en plus intolérable nous est le monde. Que nous supportions l'intolérable, c'est le fait de l'éternelle aptitude au tourment et à la souffrance de tout individu, de quelques parcelles d'ironie de lui, d'une idiotie irrationnelle, tout le reste est calomnie.

Thomas Bernhard, Amras et autres récits, trad. Eliane Kaufholz

samedi 20 janvier 2018

Cool and fake





- On ne te voit plus.
- Moi non plus. Je pense que je suis mort il y a déjà quelques années, en fait. C'est quoi, ça ? T'as récupéré tes alertes ?
- Oui, j'ai pris un nouvel abonnement maintenant que j'ai retrouvé un boulot, et je viens de changer d'opérateur.
- Formidable. Ça nous manquait. Te voilà de nouveau en phase.
- Là, je ne reçois que ce qui m'intéresse. J'essaie de me tenir informé, quoi.
- Pourquoi ?
- Pour comprendre le monde dans lequel je vis.
- Que tu crois… On en reprend une ?
- Oh, je connais ton avis là-dessus…
- Il te suffit de venir boire régulièrement quelques verres ici et tu comprendras.
- Ici, personne ne va me parler de Leïla Slimani.
- De qui ?
- Tu sais, cette romancière qui a reçu le Goncourt l'an passé. Une fille assez jeune…
- Ah oui, je vois très bien. J'étais dans une librairie l'autre jour, et il y avait, posé devant la caisse, comme on le fait dans les supermarchés pour les chewing-gum et autres sucreries qui plaisent aux enfants, un petit bouquin d'elle : Simone Veil, mon héroïne, un titre à la con de ce genre. J'ai cru un moment qu'il s'agissait de l'autre…
- Quelle autre ?
- La philosophe chrétienne. Avec un W – tu ne peux pas connaître. Et bien non, c'est un petit bouquin qui fait l'éloge de la grande ministre panthéonisée. Sur la quatrième de couverture, t'as un texte de notre grande écrivaine goncourisée : « Depuis mon adolescence, un portrait de Simone Veil est accroché au-dessus de mon bureau. Elle est super belle, comme une star de cinéma. C'était mon héroïne à moi ». A peu près cette teneur. Je n'en revenais pas. Quelle audace ! Quel style ! Quel courage d'écrire un livre pareil aujourd'hui. 
- C'est tout de même la femme qui a légalisé l'avortement.
- Formidable. Mais pouvait-elle faire autrement après 1968 ? Putain, elle a été ministre de Giscard, de Barre, de Balladur, a soutenu Lecanuet, côtoyé les gangsters du SAC et les pires ordures…
- OK, OK. Revenons à Leïla Slimani.
- Est-ce bien nécessaire ?
- Tu sais qu'elle a été nommée Madame francophonie ?
- Par Sa Majesté en marche, pourfendeur en chef des fake news ?
- Oui, mais Slimani précise, dans un entretien, qu'elle fait ça sans bureau, sans salaire.
- Elle n'en a certainement pas besoin. Son prix lui a définitivement ouvert toutes les portes sur lesquelles elle n'a de toute manière jamais eu à toquer.
- Pourquoi tu dis ça ?
- Wikipédiatise-la, tu verras.
- … Ah oui, fille d'un banquier et haut fonctionnaire marocain et d'une femme médecin ORL, blablabla, apprentie comédienne, blablabla, parrainée par Christophe Barbier à sa sortie de Sup de co…
- Arrête, je commence à me sentir mal…
- Dans cet entretien, elle dit vouloir démontrer que le français, ce n'est pas ringard. Que c'est une langue cool.
- Ah.
- Une langue pragmatique qui sert à trouver du travail. 
- C'est pas fini, oui ?!
- Dans ma nouvelle boîte, depuis trois ans, la plupart des réunions se passent en anglais.
- Ton entretien d'embauche, tu l'as fait en français ou en anglais ?
- Les deux. Mais principalement en anglais. C'est comme ça partout maintenant, mon vieux. Faut vivre avec son temps.
- Je vois, je vois… Donc, le français est une langue cool, selon Madame francophonie, je le note… T'as d'autres alertes aussi essentielles à la compréhension du monde dans lequel tu vis ?
- Oui, sais-tu qui sont les 10 romanciers français qui ont le plus vendu en 2017 ?
- Non, et je ne veux pas le savoir.
- Tu ne peux pas passer ton temps à louer la littérature d'hier et te foutre royalement de ce qui se passe aujourd'hui.
- Tu sais, quand j'étais môme, en matière de musique, je n'écoutais que les trucs qui passaient à la radio, on n'avait pas d'argent pour acheter des disques, pas de culture pour aspirer à autre chose, mais je me foutais de savoir qui vendait le plus, qui était en tête des hit parades. Quand on parle d'un écrivain, d'un chanteur ou d'un film en termes de chiffres de ventes, d'entrées, de dollars amassés, une seule solution : la fuite !
- Je vais te le dire quand même.
- Je suis sûr que je n'ai lu aucun livre de ces gens-là, je n'en ai rien à faire, sois gentil : épargne-moi ça.
- Les premiers de ce classement ont connu une baisse significative de leurs ventes.
- Les pauvres, pas facile la vie d'artiste…
- Guillaume Musso arrive quand même en tête avec plus de 1,5 million d'exemplaires vendus. Michel Bussi, n'a vendu que 931 000 exemplaires en 2017, alors qu'il avait dépassé le million l'année précédante. 
- Je ne sais pas qui est ce monsieur.
- Et Marc Levy est passé de plus d'un million à moins de 762 000 exemplaires…  Tiens, c'est une femme qui arrive en deuxième position.
- Nabilla ?
- Raphaëlle Giordano.
- Connais pas.
- Grâce à son phénoménal Ta deuxième vie commence quand tu comprends que tu n'en as qu'une : plus d'un million d'exemplaires. 
- Ça, c'est un titre ! Une belle leçon de vie, j'imagine.
- Elle vient du milieu du développement personnel, a fait le bonheur des éditions Eyrolles habituées aux ouvrages pratiques.
- Un feel good book ?
- Ou un page-turner, je ne sais pas.
- Oui, la langue française est cool en la matière. Elle nous offre plusieurs possibilités. Bon, ferme ton bazar, je n'en peux plus de tes infos.
- Attends, Guillaume Musso, justement, affirme avoir changé d'éditeur pour sortir de sa zone de confort.
- T'as lu ça dans L'Equipe ? J'ai l'impression d'entendre un footballeur qui vient d'être transféré. Neymar aurait pu tenir ce genre de propos quand il a quitté Barcelone pour tripler son salaire avec les Qataris de Paris.
 - Oui, justement : selon le même journal, Musso a fait le transfert du siècle en passant de XO à Calmann-Levy. Il y aussi un entretien avec Mathilde Seigner après sa garde à vue. Elle jure de ne jamais reprendre le volant si elle picole.
- Vu qu'on ne conduit pas, on s'en reprend une dernière ? 
- Elle affirme : « On a l'impression qu'une actrice, ça passe sa vie dans du coton. Or, on a aussi des peurs, des bleus, on souffre aussi ».
- Ma petite chérie !… Je comprends, c'est pas facile tous les jours. Surtout quand on est issu d'une famille de comédiens, qu'on habite dans le 6e et qu'on fait partie des actrices les mieux payées de ce beau pays. Je te préviens, si tu me lis encore une info, je te dénonce pour harcèlement !
- Ok, OK, je ferme. Juste une question : une rue ou un lieu public qui porterait le nom de France Gall, tu es pour ou contre ?
- Je verrais bien, à proximité du Parc des princes, une allée France Gall, et puis pourquoi pas un Centre des impôts Johnny Hallyday, un miel Jean d'Ormesson, des sanisettes Guillaume Musso, un fast-food BHL, une école Franck Ribéry, une fac de philo Emmanuel Macron, un pensionnat pour jeunes filles Harvey Weinstein…
- OK, OK… C'est un groupe de députés marcheurs qui milite pour la mémoire de France Gall…
- Je t'avais prévenu ! C'est du harcèlement ! J'ai des témoins ! Tu vas prendre cher ! Ahmed ! T'as le numéro du commissariat Mimie Mathy ?






vendredi 19 janvier 2018

Le meilleur orateur


J'ai toujours été du côté de ceux qui cherchent la vérité, mais je les quitte lorsqu'ils croient l'avoir trouvée. Ils deviennent très souvent fanatiques, ce que je déteste, ou sinon, idéologues : je ne suis pas un intellectuel et leurs discours me font fuir. Comme tous les discours. Pour moi, le meilleur orateur est celui qui dès la première phrase sort de ses poches une paire de pistolets et tire sur le public. 
 Luis Buñuel, Le Christ à cran d'arrêt, trad. Jean-Marie Saint-Lu

mercredi 17 janvier 2018

Adoucir le cours du temps

Rudi Herzog via Flash of god


Je n'écris pas pour une petite élite dont je n'ai cure, ni pour cette entité platonique adulée qu'on surnomme la Masse. Je ne crois pas à ces deux abstractions, chères au démagogue. J'écris pour moi, pour mes amis et pour adoucir le cours du temps.
Jorge Luis Borges

mercredi 10 janvier 2018

Le difficile combat pour la liberté d'expression et la démocratie



Andrei Lacatusu via Louxo's Enjoyables

On le sait, s'inspirant certainement du rigoureux travail déjà entrepris par de grands titres de la presse quotidienne, et rejoignant l'obsesssion — et les réformes dont le pays a besoin — de son confrère d'outre-Atlantique, le guide suprême de notre belle démocratie vient de lancer un projet de loi afin de lutter contre les fake news et le complotisme. Nous voilà donc rassurés. Mais selon le gauchiste philosophe-économiste Frédéric Lordon, l'heure est grave. D'après ce farfelu et dangereux penseur : « le mensonge s’élève pour ainsi dire au carré quand il est celui d’un discours qui porte sur le mensonge ». Pour ce spinoziste éhonté, la fanfare à fake news, encore nommée gouvernement, se produira bientôt « selon une partition attaquant les libertés au nom de la lutte contre "l’illibéralisme" ». Et d'ajouter, hystérique, que, « s’il y a une maxime caractéristique du macronisme, c’est bien moins "En marche" que "Tout est clair". Avec Macron tout est devenu très clair, tout a été porté à un suprême degré de clarté. L’État est présidé par un banquier, il offre au capital le salariat en chair à saucisse, il supprime l’ISF, il bastonne pauvres et migrants, dix ans plus tard et après n’avoir rien compris, il rejoue la carte de la finance. Tout devient d’une cristalline simplicité. En même temps – comme dirait l’autre – il n’a pas encore complètement rejoint son lieu naturel, le lieu du cynisme avoué et du grand éclat de rire ; et la guerre aux pauvres ouverte en actes ne parvient pas encore à se déclarer en mots. Il faut donc prétendre l’exact contraire de ce qu’on fait, scrupule résiduel qui met tout le discours gouvernemental sous une vive tension… et, par conséquent, vaut à ses porte-parole un rapport disons tourmenté à la vérité. Se peut-il que le schème général de l’inversion, qui rend assez bien compte des obsessions anticomplotistes et anti-fake news, trouve, à cet étage aussi, à s’appliquer ? C’est à croire, parce que la masse du faux a pris des proportions inouïes, et qu’il n’a jamais autant importé d’en rediriger l’inquiétude ailleurs, n’importe où ailleurs ». Avant de conclure que l'« On devrait tenir pour un symptôme sérieux qu’un gouvernant se prenne d’obsession pour les fake news : le symptôme de celui qui, traquant les offenses à la vérité, révèle qu’il est lui-même en délicatesse avec la vérité. Nous en savons maintenant assez pour voir que la politique entière de Macron n’est qu’une gigantesque fake news – parachevée, en bonne logique, par une loi sur les fake news ». Si l'on veut se faire du mal, on s'accrochera pour lire ce long et délirant billet publié sur son blogue, abrité par Le Monde satanique, ici.

jeudi 4 janvier 2018

L'essentiel de l'actualité


Au cœur de la nuit, après la trêve des confiseurs, je tente, en survolant la toile, de me mettre au diapason de l'actu avant de vaquer à des occupations plus légères. C'est ainsi que j'apprends que Cate Blanchett, actrice engagée contre le harcèlement, selon la formule du Figaro, présidera le prochain jury du Festival de Cannes. Les organisateurs du grand barnum de la Croisette promettent, nous dit-on, une Présidente engagée. Par qui ? L'Oréal ? Après les révélations sordides sur le lupanar hollywoodien, la campagne médiatique des mots dièses MeToo, MoiAussi, BalancetonPorc (mais pas ton portable), difficile de trouver, j'imagine, une actrice dégagée, mais l'opportunisme communicationnel a pris le pouvoir au pays des faux-culs. Cannes, qui toujours fut la scène la mieux exposée pour la pose de starlettes plus ou moins dénudées ou pour laisser sortir malencontreusement un sein sous une robe Dior, se donne le beau rôle, le premier. Histoire d'oublier certainement que, sur 70 éditions du festival, la fonction qu'occupera l'actrice australienne n'a été confiée à une femme… que 10 fois. Il y a encore du pain sur la planche, comme dit notre guide, Edouard Philippe…
***
Dans le même journal de l'ami Dassault, autre moment de tendresse féminine à travers l'entretien accordé par Tristane Banon, la pionnière des femmes harcelées dont la presse, à la quasi unanimité, avait, il n'y a pas si longtemps de cela, sans gêne brocardé le combat. La romancière qui, justement, sort un bouquin intitulé Prendre un papa par la main, hommage à peine voilé à notre grand poète Yves Duteil et « récit d'un coup de foudre réciproque entre un bébé et l'homme qui deviendra son père », déplore qu'il n'y ait pas eu, en 2011, de hashtag #MeToo – pas moi. Quant à la journaliste chargée de la promo, elle semble déplorer que la triste Tristane soit désormais « loin de la jeune femme modèle aux cheveux parfaitement brushés qui brillait sur les plateaux de Thierry Ardisson en 2004 ou Mireille Dumas en 2008 ». Les deux femmes s'accordent tout de même sur l'émotion suscitée par la mort de Johnny – Banon avouant avoir été bouleversée de voir sa mère, grande fan du créateur de Gabrielle, scotchée devant sa télé de 9h du matin à 9 h du soir. Enfin, parce que Tristane aime les gens qui ont eu plusieurs vies, elle confie sa passion pour Carla Bruni, femme exceptionnelle, fascinante, intelligente, qui aspire à la bienveillance, « c’est un modèle », conclut l'écrivain.
***
Carla Bruni, justement. Le journal, jadis dirigé par Jean d'Ormesson, nous apprend que l'ancienne mannequin, première dame, croqueuse d'hommes, chanteuse, et surtout héritière, fait des pompes dans son salon. Intrigué, je clique sur le titre. Je pensais que, ruinée par de mauvais investissements, ou en vue de la condamnation du petit Nicolas, cette femme fascinante s'était vue obligée d'installer un atelier clandestin de chaussures dans son salon. Que nenni, l'une des résolutions 2018 de l'irrésistible Carla est de faire un peu plus d'exercice physique. On en veut pour preuve, nous dit la dépêche, la homemade vidéo postée sur les réseaux sociaux constituée de pompes et d'abdominaux, ce qui, nous dit-on, éliminera les ripailles excessives des fêtes de fin d'année passées au Maroc. La république est rassurée.

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Comme elle l'a été en apprenant que notre jeune et bon président s'apprêtait à prendre les mesures nécessaires pour lutter contre les fake news, afin de « protéger la vie démocratique de ces fausses nouvelles ». En période électorale, a-t-il précisé lors de ses vœux. Cette nouvelle loi est donc initiée par celui qui, dès son élection, s'est empressé de constituer sa propre agence d'information, ce même homme qui, en période d'élection justement, n'avait pas hésité à faire le buzz avec une info délirante – la promesse de ne plus voir une seule personne sans domicile cet hiver –, celui dont l'un des ministres vient d'affirmer, sans rire, que cette fabuleuse promesse a été tenue, ceux qui dorment encore dans la rue ayant fait le choix d'y rester…, j'en passe et des aussi honteuses.
***
Le mot du jour revient tout de même à l'inénarrable Frédéric Beigbeder. Le journal fondé par Sartre, et encore nommé Libération, publie en effet un édifiant portrait de ce dandy des médias et de la pub, réfugié sur la côte basque afin de pouponner en paix, loin du ramdam des nuits germanopratines et de la cocaïne. On y apprend ainsi que Fredo est « alerte et drôle », selon son éditeur, qu'il vient d’abandonner la rédaction en chef du magazine Lui où, dixit le journaliste, « il donnait libre cours à un attrait pour le sexy que le moralisme ambiant décrète aisément sexiste », mais aussi qu'il a voté Mélenchon au premier tour des présidentielles avant de s'en prendre à « la défausse de l'insoumis incapable d’appeler à faire barrage à Le Pen ». Un sacré farceur en effet, notre grand écrivain. Mais la cerise sur le gâteux, qui avoue douter désormais de l'inexistence de Dieu, est tout de même cette formule publicitaire que d'aucuns pourraient prendre pour du style : « Les églises sont les spas de l’âme ».

***
Rien à voir. Parlons littérature, avec une triste nouvelle. La disparition dans un accident de voiture de Paul Otchakovsky-Laurens, éditeur de Perec, Duras, Kaplan, et d'auteurs plus dispensables. Tout récemment il avait publié le récit du tournage de Passe-Montagne de Stévenin par son monteur, Yann Dedet.




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Epuisé par cette promenade erratique, je tombe sur un article, signé par deux vraies journalistes, Sophie Eustache et Jessica Trochet, paru dans le Diplo du mois d'août et que le journal vient de mettre en ligne sur son site. Il y est question de la pratique du journalisme à l'heure des buzz et des clics, et, en filigrane, de l'avenir d'une profession désormais bien peu enviable. Extrait :
…« Ce qui nous agaçait le plus connaissant nos conditions de travail, qui n’étaient pas idéales, c’était d’être à ce point encensés comme étant une entreprise très cool : on a une table de ping-pong, on travaille dans des hamacs avec des ordinateurs portables. Il y a des canapés, une télé, une salle avec des jeux vidéo… Tu es entre copains, donc tu ne comptes pas tes heures », raconte Mathieu, ancien rédacteur en chef adjoint de MeltyStyle, un site consacré à la mode masculine et aux nouvelles technologies, et rédacteur en chef de VirginRadio.fr, dont le groupe Lagardère a sous-traité la production éditoriale au groupe Melty. Mathieu a quitté l’entreprise à la suite d’un syndrome d’épuisement professionnel.
Car derrière les décors acidulés se cache un univers de forçats. Melty fonctionne en partie grâce au « contenu » fourni par des autoentrepreneurs payés en fonction du nombre de clics qu’a généré l’article : 4 euros au minimum, et un maximum de 30 euros quand le texte atteint les dix mille vues en vingt-quatre heures. Ce système, qui rappelle celui des cueilleurs saisonniers payés au kilo, résume bien la vision du fondateur du groupe : «᠎ Je trouve ça tellement dommage que les salariés n’arrivent pas à se dire parfois que leurs acquis sociaux ne sont plus compétitifs par rapport au marché », confiait M. Malsch au journaliste William Réjault en 2015…
C'est à lire dans son intégralité ici. Moi, je vais me recoucher…

mercredi 3 janvier 2018

L'année de la fuite


Le Conseil d'Administration de ce blogue, ci-dessus immortalisé par Ed van der Elsken via Pop9, vous présente ses meilleurs voeux, en souhaitant que cette année vous apporte la joie universelle et le bonheur individuel, l'amour qui dure toujours, la fin des emmerdations et des frais dentaires exorbitants, du pognon grâce à un travail non abrutissant voire sans, la fin du mal logement et du sans, ainsi que celle de la culture du résultat, la paix sur terre et au lit, la résurrection des morts et des rêves, le retour de l'être aimé, et une solution définitive aux problèmes gastriques, que 2018 soit synonyme d'un accueil digne pour tous les migrants, de l'avènement d'une politique audacieuse pour la préservation de l'environnement et de la santé pour tous, tout en envoyant au diable les vegans, fessebouc, gougueule, touiteur, les applis de rencontre, l'écriture inclusive et la téléréalité, sans oublier tous les fâcheux : chanteurs de France inter, imposteurs du livre et du cinoche, que les douze prochains mois vous permettent d'assister à l'effondrement faramineux de ce système économico-politico-médiatique criminel et ordurier, au mirage de la poésie au coin de la rue, à la réalisation de tous vos souhaits, même et surtout les moins avouables…


 …et bien entendu, que vous puissiez tous connaître de très bonnes lectures. Autrement, 2018, c'est aussi l'année de la fuite…

mardi 2 janvier 2018

Comme une eau fraîche et rapide



1
Parler est facile, et tracer des mots sur la page,
en règle générale, est risquer peu de chose :
un ouvrage de dentellière, calfeutré,
paisible (on a pu même demander
à la bougie une clarté plus douce, plus trompeuse),
tous les mots sont écrits de la même encre,
« fleur » et « peur » par exemple sont presque pareils,
et j’aurai beau répéter « sang » du haut en bas
de la page, elle n’en sera pas tachée,
ni moi blessé.

Aussi arrive-t-il qu’on prenne ce jeu en horreur,
qu’on ne comprenne plus ce qu’on a voulu faire
en y jouant, au lieu de se risquer dehors
et de faire meilleur usage de ses mains.

Cela,
c’est quand on ne peut plus se dérober à la douleur,
qu’elle ressemble à quelqu’un qui approche
en déchirant les brumes dont on s’enveloppe,
abattant un à un les obstacles, traversant
la distance de plus en plus faible – si près soudain
qu’on ne voit plus que son mufle plus large
que le ciel.

Parler alors semble mensonge, ou pire : lâche
insulte à la douleur, et gaspillage
du peu de temps et de forces qui nous reste.

2
Chacun a vu un jour (encore qu’aujourd’hui
on cherche à nous cacher jusqu’à la vue du feu)
ce que devient la feuille de papier près de la flamme,
comme elle se rétracte, hâtivement, se racornit,
s’effrange… Il peut nous arriver cela aussi,
ce mouvement de retrait convulsif, toujours trop tard,
et néanmoins recommencé pendant des jours,
toujours plus faible, effrayé, saccadé,
devant bien pire que du feu.

Car le feu a encore une splendeur, même s’il ruine,
il est rouge, il se laisse comparer au tigre
ou à la rose, à la rigueur on peut prétendre,
on peut s’imaginer qu’on le désire
comme une langue ou comme un corps ;
autrement dit, c’est matière à poème
depuis toujours, cela peu embraser la page
et d’une flamme soudain plus haute et plus vive
illuminer la chambre jusqu’au lit ou au jardin
sans vous brûler – comme si, au contraire,
on était dans son voisinage plus ardent, comme s’il
vous rendait le souffle, comme si
l’on était de nouveau un homme jeune devant qui
l’avenir n’a pas de fin…

C’est autre chose, et pire, ce qui fait un être
se recroqueviller sur lui-même, reculer
tout au fond de la chambre, appeler à l’aide
n’importe qui, n’importe comment :
c’est ce qui n’a ni forme, ni visage, ni aucun nom,
ce qu’on ne peut apprivoiser dans les images
heureuses, ni soumettre aux lois des mots,
ce qui déchire la page
comme cela déchire la peau,
ce qui empêche de parler en autre langue que de bête.


3

Parler pourtant est autre chose, quelquefois,
que se couvrir d’un bouclier d’air ou de paille…
Quelquefois c’est comme en avril, aux premières tiédeurs,
quand chaque arbre se change en source, quand la nuit
semble ruisseler de voix comme une grotte
(à croire qu’il y a mieux à faire dans l’obscurité
des frais feuillages que dormir),
cela monte de vous comme une sorte de bonheur,
comme s’il fallait, qu’il fallût dépenser
un excès de vigueur, et rendre largement à l’air
l’ivresse d’avoir bu au verre fragile de l’aube.

Parler ainsi, ce qui eut nom chanter jadis
et que l’on ose à peine maintenant,
est-ce mensonge, illusion ? Pourtant, c’est par les yeux ouverts
que se nourrit cette parole, comme l’arbre
par ses feuilles.

Tout ce qu’on voit,
tout ce qu’on aura vu depuis l’enfance,
précipité au fond de nous, brassé, peut-être déformé
ou bientôt oublié – le convoi du petit garçon
de l’école au cimetière, sous la pluie ;
une très vieille dame en noir, assise,
à la haute fenêtre d’où elle surveille
l’échoppe du sellier ; un chien jaune appelé Pyrame
dans le jardin où un mur d’espaliers
répercute l’écho d’un fête de fusils :
fragments, débris d’années –

tout cela qui remonte en paroles, tellement
allégé, affiné qu’on imagine
à la suite guéer même la mort…



4

Y aurait-il des choses qui habitent les mots
plus volontiers, et qui s’accordent avec eux
- ces moments de bonheur qu’on retrouve dans les poèmes
avec bonheur, une lumière qui franchit les mots
comme en les effaçant – et d’autres choses
qui se cabrent contre eux, les altèrent, qui les détruisent :

comme si la parole rejetait la mort,
ou plutôt, que la mort fît pourrir
même les mots ?



5

Assez ! oh assez.
Détruis donc cette main qui ne sait plus tracer
que fumées,
et regarde de tous tes yeux :

Ainsi s’éloigne cette barque d’os qui t’a porté,
Ainsi elle s’enfonce (et la pensée la plus profonde
ne guérira pas ses jointures),
ainsi elle se remplit d’une eau amère.

Oh puisse-t-il, à défaut du grand filet
de lumière, inespérable,
pour toute vieille barque humaine en ces mortels parages,
y avoir rémission des peines, brise plus douce,
enfantin sommeil.



6

J’aurai voulu parler sans images, simplement
pousser la porte…
                         J’ai trop de crainte
pour cela, d’incertitude, parfois de pitié :
on ne vit pas longtemps comme les oiseaux
dans l’évidence du ciel,
                         et retombé à terre,
on ne voit plus en eux précisément que des images
ou des rêves.



7

Parler donc est difficile, si c’est chercher… cherchez quoi ?
Une fidélité aux seuls moments, aux seules choses
qui descendent en nous assez bas, qui se dérobent,
si c’est tresser un vague abri pour une proie insaisissable…

Si c’est porter un masque plus vrai que son visage
pour pouvoir célébrer une fête longtemps perdue
avec les autres, qui sont morts, lointains ou endormis

encore, et qu’à peine soulèvent de leur couche
cette rumeur, ces premiers pas trébuchants, ces feux timides
- nos paroles :
Bruissement du tambour pour peu que l’effleure le doigt inconnu…


8

Déchire ces ombres enfin comme chiffons,
vêtu de loques, faux mendiants, coureur de linceuls :
singer la mort à distance est vergogne,
avoir peur quand il y aura lieu suffit. A présent,
habille-toi d’une fourrure de soleil et sors
comme un chasseur contre le vent, franchis
comme une eau fraîche et rapide ta vie.

Si tu avais moins peur,
tu ne te ferais plus d’ombre sur tes pas.


Philippe Jaccottet, Chants d'en bas