samedi 23 décembre 2017

Influencer les singes


Qui écrit pour se sauver est foutu d'avance.

Vivre est utopique. On nous fout sur la terre sans prévenir, il faut faire avec. Alors l'utopie, c'est de se prendre en main, de se vouloir libre. Il faut pouvoir se dire qu'on n'est pas seulement là pour bouffer, dormir, rêvasser. Il y a une énorme charge utopique dans le phénomène d'écrire. C'est comme l'amour, il n'y a rien de plus inconsidéré malgré les bateleurs de foire. On en cache l'évidence avec des mots comme sexe, fantasme, etc. Mais le sexe n'est pas si important qu'on se plaît à le dire. Les hommes et les femmes ne vivent pas seulement sous ce signe, ils n'ont pas le temps. Mais comme il faut rendre la vie intéressante par tous les moyens, ils le laissent croire. Et toute notre vie, l'écran de notre vie, est maculé par ces illusions entretenues à grand renfort de dérisoire propagande. Comme si on voulait influencer les singes. Le sexe, c'est la guerre. Et c'est la misère. Mais ce sont les riches qui en parlent le plus. Gros matériel de cuisine pornographique. C'est très bien, le nu. Mais il faudra bien se rhabiller. Il y a là un point sensible de l'histoire du monde. On arrive à une situation irréversible. Puis les bibliothèques croulent, les intelligences se bouffent le nez, il y a je ne sais quelle énervante impuissance dans l'air. En témoignent les séries inconsidérément assénées par nos dictateurs de poche : Marx, Freud, Artaud – quelle salade, plein la bouche ! – Scève, Hopkins, Hölderlin – chacun y va de son hérédité choisie, pas de main morte, avec, pour dôme, sésame à détonateur, l'humour, le sauve-qui-peut ; l'ennui de se savoir assez insignifiant en a fait d'autres.

Aimer la littérature, c'est être persuadé qu'il y a toujours une phrase écrite qui nous re-donnera le goût de vivre, si souvent en défaut à écouter les hommes. Soi-même, entre autres.

Georges Perros, 1977

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