lundi 28 août 2017

Ça ne suffit pas


Robert Doisneau

« Baiser, chier, bouffer, c’est formidable, mais ça ne suffit pas », se tue à nous rappeler Richard Morgiève. Alors, en cette période de rentrée scolaire, sociale, politico-médiatique et littéraire, on se précipitera sur Les Hommes, que viennent de publier les éditions Joëlle Losfeld et dont voici un extrait :

J’aimais bien le bruit des Porsche, rouler dedans c’était marrant – mais pour s’acheter une bagnole à ce prix, fallait être naze. Je ne piquais pas que des Porsche, mais toujours des bagnoles que je pouvais vendre facilement et cher : je ne piquais que des bagnoles de luxe. En somme, je travaillais pour le grand capital.
Je roulais à faible allure pour passer le temps, attendre l’heure du rendez-vous avec les frères. Je n’avais pas envie de couper le moteur, ni d’être obligé de bidouiller encore les fils. La choure était un art pas reconnu par les flics et les juges... La taule en guise de musée. Des années entre quatre murs à supporter les conneries d’abrutis en manque, tous cons avant d’entrer. Dingues au milieu de leurs peines. Se méfier des donneurs, des coups pourris. Depuis que j’étais môme, j’essayais de survivre. Maintenant ça allait mieux, mais si je ne faisais pas attention, j’allais plonger. Je ne voulais pas. Je ne voulais pas repiquer, retourner en cabane – c’était trop débile. Pire, c’était du suicide. Je crachais sur les mecs qui voulaient se suicider, sauf sur ceux qui se butaient pour garder la tête haute.
Je voulais quoi au final ? Du fric, baiser ? Non, je voulais autre chose, tout en voulant le fric et la baise, ça faisait longtemps que ça me taraudait. Je me suis garé rue Saint-Dominique, j’ai allumé une clope. Je n’avais pas honte d’être un voyou, pour autant ce n’était pas un but. Je me suis regardé dans le rétroviseur intérieur. Mon reflet ne m’a rien dit, il savait que dalle, comme moi. Une fille m’a souri, la Targa me rendait meilleur parti. Classique : les filles aiment le blé et elles ont raison. C’était quoi l’intérêt de fréquenter un pauvre ou un prolo ? Un billet gratuit à la fête de L’Huma ?

Richard Morgiève, Les Hommes, éd. Joëlle Losfeld, 2017







NB : les éditions Carnets Nord font paraître en un seul volume la trilogie composée par United Colors of Crime, Boy et Love. Il faut lire Morgiève !

samedi 26 août 2017

Le masque de ma normalité


J'ai un ami, j'en ai un vraiment, et il est vraiment mon ami, qui déteste le football autant que les boulettes à la polenta. Il l'a en aversion, il l'a en horreur, il l'exècre, il en a la nausée, il le vomit. Au début, j'ai pensé que c'était la conséquence d'un traumatisme d'enfance, qu'il avait été dispensé d'éducation physique, qu'il avait sûrement porté des lunettes, qu'il était toujours resté à l'ombre dans la cour de récréation, sous les marronniers, tandis que les autres, se démenant autour du ballon, transpiraient, sentaient mauvais : les choses habituelles, quoi.
Quand j'y pense, au collège, c'est le foot qui m'a sauvé de l'excommunion attendue. Le foot est devenu le masque de ma normalité ; les autres considéraient le pilier de l'équipe de la classe comme mon moi véritable et ils prenaient cet insupportable bon élève pour un malentendu. Ils m'ont pardonné de travailler assidûment, d'être premier de la classe et de ne pas être un « petit tambour »*, pire : même d'être inscrit au catéchisme, bien que, ce faisant, je sabordasse les statistiques. Moi, je n'ai rien perçu, je me contentais de jouer au foot (...)
Bref, ce jeu, j'y joue, même quand je ne fais que le regarder. Je ne le regarde jamais de l'extérieur. Je ne le regarde pas pour le voir, mais parce qu'il existe. Je ne succombe jamais à la tentation de considérer ce sport en intellectuel, ni même en homme sensé, si je le faisais, je verrais ce que mon ami voit – un peu moins –, cette grossièreté méprisable, ce vide culturel, ces terrifiants accoutrements culturels, l'inféodation aux lois de l'industrie du show-business, la corruption, les compensations sociales qui en font des délits, tout ce qui entoure le foot, pire, dirait mon ami en levant l'index sévèrement, qui en fait partie, tout ce qu'il génère, la violence coutumière des gradins, cette continuelle frustration, sans laquelle il n'y a pas de supporters. 
Bien entendu, quand votre vie est aussi intimement liée au foot, on ne peut pas être supporter. (...)

* sorte de scoutisme communiste


Péter Esterházy, Voyage au bout des seize mètres,
trad. Agnès Járfás

vendredi 25 août 2017

Désinscriptions nocturnes

Antanas Sutkus via semiotic apocalypse


Si seulement je parvenais à mettre à profit cette nouvelle insomnie pour écrire un poème qui se tienne, une lettre d'amour déchirante, faire le ménage à fond, trouver un vrai travail, y voir clair, que sais-je… Mais je dois m’y résoudre : il n'y a aucun profit à tirer de la maladie.

Mon type de femme : la maladroite.

Circulez, y'a tant à voir !

Nos douleurs sont vaines, nous n'apprenons rien d'elles.

Je me demande encore pourquoi je reste sur une réserve empreinte de mélancolie, n'attendant et ne croyant rien, alors qu'il est si facile de paraître.

Désolé, je ne m'en souviendrai pas du tout.

J'ai passé ma vie en spectateur. M'amusant souvent, m'ennuyant parfois, j'avoue avoir même éprouvé quelque honte, et jamais, pour rien au monde, je n'aurais souhaité être à ma place – d'ailleurs, je n'y étais pas…

Ce n'est pas faute de vous l'avoir chuchoté.

L'esprit bercé par le chant des feuilles crépitant sous mes pieds, je réalisai soudain que je n'avais pas avancé d'un pas et qu'un arbre marchait derrière moi. 

Tout sera dit.

C'est vrai, je n'ai pas encore pris le temps de me plonger dans La Recherche. Pas tant par peur de le perdre que de m'y perdre.

Mon type de femme : celle qui n'attend pas mon appel.

L'avantage, lorsqu'on est dépourvu de qualités, que tout le monde le sait, que personne n'attend rien de vous, c'est que l'on déçoit rarement.

Vous voyez ce que je veux taire ?

On a souvent pris pour un manque de goût ce qui n'était chez moi que dégoût.

Je vous ai pas mal eue.

Ce n'est pas la page blanche qui m'effraie, c'est être confronté à ma vanité.

Je peux passer une journée entière sans adresser la parole à quelqu'un. Pas même à moi.

J'aurais aimé faire preuve d'autant de foi et d'abnégation que la mort qui, sans relâche, jusqu'au bout, sera restée tapie dans l'ombre.

J'ai bien peur qu'une fois franchies les limites de la bêtise, la frontière se referme à jamais, les passeports ne soient plus valables, aucun retour possible. 

Il fallait que ce soit dit. Mais moins fort. Bien moins fort.

Mon type de femme : celle qui préfère les bas aux collants. Mais pas ces trucs qui, prétend-on, tiennent tout seuls, vous voyez ?
Ça y est, je suis fin prêt, d'attaque, porté par le courage. Vous pouvez envoyer le bonheur.


Charles Brun, Vous pouvez envoyer le bonheur


jeudi 24 août 2017

Le jeu de la baise



Un truc vraiment horrible,
c'est
de se retrouver au lit
nuit après nuit
avec une femme que l'on n'a plus
envie de baiser.

elles vieillissent, elles ne ressemblent plus
à rien – elles ont même tendance à
ronfler, à perdre
leur entrain.

alors, dans le lit, il arrive qu'en se retournant,
vos pieds touchent parfois les siens –
bon sang, c'est affreux !
et la nuit est là dehors
derrière les rideaux
qui vous enferme ensemble
dans la 
tombe.

et le matin, vous allez dans la 
salle de bains, passez dans le couloir, parlez,
tenez des propos bizarres sur des œufs frits et des moteurs
à démarrer.

mais assis face à face
il y a 2 étrangers
fourrant des toasts dans leurs bouches
brûlant leurs têtes et leurs tripes douloureuses avec du café.

dans 10 millions de foyers en Amérique
c'est la même chose :
deux vies desséchées s'appuyant l'une sur
l'autre
et nulle part où
aller.

vous montez dans la voiture
vous vous rendez au boulot
et là-bas il y a encore plus d'étrangers, la plupart
maris et femmes de quelqu'un
d'autre, et à côté de la guillotine du travail, ils
flirtent et plaisantent, et se pincent, et parfois même
réussissent à aller baiser en vitesse quelque part –
ils ne peuvent pas le faire chez eux –
puis ils 
retournent chez eux
en attendant Noël ou la fête du travail ou
dimanche ou
quelque chose.


Charles Bukowski, Les jours s'en vont comme des chevaux sauvages dans les collines,
trad. Thierry Beauchamp

mardi 22 août 2017

Les hommes les plus costauds


Robert Crumb



L'avion a décollé et la caméra a continué. Ma copine et moi, on parlait. Les boissons sont arrivées. J'avais la poésie et une chouette femme en prime. La vie me souriait. Mais attention aux pièges, Chinaski, fais gaffe aux pièges. Tu as mené un dur combat pour avoir la vie que tu voulais. Ne laisse pas une vague d'adulation et une caméra de cinéma tout foutre par terre. Souviens-toi des paroles de Jeffers – les hommes les plus costauds peuvent se faire pièger, comme Dieu quand il posa le pied sur terre.
Enfin, tu n'es pas Dieu, Chinaski, détends-toi, prends un autre verre. Tu devrais peut-être dire un truc profond pour le preneur de son ? Non, qu'il se démerde. Qu'ils se démerdent tous. C'est leur film, après tout. Jette un coup d'œil aux nuages. Tu voyages avec les cadres sups d'IBM, de Texaco, de…
Tu voyages avec l'ennemi. 
A la sortie de l'aéroport, dans l'escalier roulant, un type me demande :
– Pourquoi toutes ces caméras ? Keski se passe ?
– Je suis poète, je lui dis.
– Un poète ? il demande, comment vous appelez-vous ?
– Garcia Lorca, je fais…

Charles Bukowski, extrait de "Voilà ce qui a tué Dylan Thomas",
in Au Sud de nulle part, trad. Brice Matthieussent, Grasset

dimanche 20 août 2017

Désinscriptions retrouvées

Elliott Erwitt


Ce n'est pas que je m'ennuie… C'est vous.

Les femmes toujours. Aujourd'hui, lorsque je pense à toutes celles que j'ai laissées échapper, je suis persuadé qu'en agissant autrement, en osant certaines choses et en en taisant d'autres, la proportion de claques aurait pu être supérieure à ce qu'elle fut réellement. Mais je me trompe peut-être.
Je lis beaucoup, certes, mais je m'aspire plus que je ne m'inspire.
De combien d'amis a-t-on vraiment besoin ? Si je compte les vraies personnes qui comptent vraiment, une seule main me suffit, et encore… Je fréquente bien plus de personnes, heureusement. Mais je les connais trop bien – parfois pas assez, mais c'est rare – pour en faire vraiment des amis.

Lorsqu'il m'arrive par faiblesse d'affirmer quelque chose, je me rattrape immédiatement en rajoutant, entre parenthèses, je pense. Et ce verbe, il faut bien l'avouer, je l'utilise d'avantage pour m'en persuader que par précaution.

Mon type de femme : la flamenca.

Un événement retentissant se produit et les grands journaux ressortent la rubrique Ce que l'on sait – qui devrait s'intituler Ce que l'on veut que vous sachiez. En revanche, jamais n'apparaîtra de rubrique intitulée Ce que l'on ne sait pas. On la retrouverait à toutes les pages du journal.

Oui, j'ai toujours eu de la sympathie pour les causes perdues. Ce qui m'a perdu.


Devant la salle de cinéma, deux jeunes hommes tentent d'offrir un journal aux passants, espérant leur vendre un abonnement, je fais semblant de ne pas les avoir vus. Mais ma fiancée est en retard et me voilà racolé. Non. Non. Non. Mes seules réponses, avec un sourire forcé pour ne pas être désagréable. Et soudain, je lâche, je ne sais pas pourquoi, car je ne m'en souvenais pas, qu'il m'est arrivé d'écrire dans ce journal, autrefois. Ah bon, vous êtes journaliste ? Encore un Non. Et je rajoute Vous savez bien qu'il n'est pas nécessaire d'être journaliste pour écrire dans ce journal.

Je n'ai rien compris. Ça me rassure.

Cette musique assourdissante et invasive que l'on trouve désormais dans toute boutique ou bistrot sert à nous faire consommer rapidement, sans réfléchir, sans pouvoir se parler, et céder ainsi notre place, au plus vite, au prochain consommateur. Au suivant !, nous chante-t-on, au suivant !

Jamais je n'ai pensé qu'un jour j'aurai une femme de ménage, qui ferait également mes courses, préparerait mes repas. D'ailleurs, je n'en ai jamais eu.


Un ami vrai me parle de la maison de vacances dans laquelle il vient de débarquer, le balcon, la vue sur la falaise de la rivière, la véranda-bureau offrant la même perspective, une bibliothèque peuplée de très bons livres, incroyable !, dit-il, la confiture pure de framboises, le petit joint du matin, les cloches de l'église, le chant du coq, et même des coups de fusil au loin pour l'ouverture de la chasse, et cela me suffit amplement pour avoir l'impression de m'être vraiment, moi aussi, aéré quelques jours.

Moi, le dernier.
Les femmes encore. Le problème, ce n'est pas l'intelligence ou l'incompatibilité. C'est l'imagination.

Ce gouvernement dit de droite a fait preuve d'une incompétence inouïe et d'une malhonnêteté fabuleuse en appliquant une politique dite de gauche. Et vice-versa.

Je n'aime pas boire dans ce verre volé dans un café. Le vin y a un goût de piquette.

Certaines personnes, à qui je confiai ne plus vouloir participer à la mascarade sociale ou politique, m'en veulent encore. Car elles ne peuvent, pour leur part, y renoncer, trouver tout cela dérisoire, ne rien en espérer. Aussi ont-elles décidé de ne plus me voir, m'appeler, m'écrire. C'est tout ce que je demandais.


Le temps était ce matin à la plaisanterie. Vers midi, éclata un rire. Puis dans l'après-midi, l'irritation se fit sentir, laissant place dans la soirée à la morosité. La nuit fut fort agitée.

Mon type de femme : celle qui se sent nue sans maquillage.

Certes je vieillis, mais je sais qu'il me reste encore de beaux jours devant moi. Selon mes calculs, 447 volumes m'attendent au pied du lit. De quoi, si je ne me suis pas trompé, et si tout se passe bien, tenir jusqu'à la tombe.

On ne peut pas dire que ça s'arrange. La preuve !
Aussitôt que j'éprouve de l'enthousiasme, je m'éloigne, et tente de soupeser ce qui a bien pu provoquer un tel sentiment pour me rendre compte immédiatement que je ne tiens pas grand-chose dans ces mains.
Ce n'est pas que vous m'ennuyez… C'est moi.

Charles Brun, Textes inédits à voix basse, volume non numéroté

Pour saluer Max Frisch




1. Êtes-vous certain que la conservation de l’espèce humaine, une fois disparus toutes vos connaissances et vous-même, vous intéresse réellement ?

2. Pourquoi ? Réponse en style télégraphique.


Max Frisch, Questionnaire,
trad. Michèle et Jean Tailleur, éd. Cent pages


Je ne lisais à cette époque que des écrivains allemands, suisses, autrichiens, nordiques, et un Roumain de Paris… Parmi ces lectures, celle de Max Frisch dont je dévorai tout ce qui était publié en français, de son journal aux récits autobiographiques sans cosmétique, les romans philosophiques, et même un peu de son théâtre. Je n'ai pas rouvert un de ses livres depuis plus de vingt ans, mais suis tombé sur cette émission de France culture, qui fait ce qu'elle peut et émerger quelques souvenirs me laissant penser que les heures consacrées à l'auteur de Montauk étaient le bon temps…




En 1983, lors d'un passage à Paris sur invitation de l'inénarrable Lang, Michel Contat s'entretenait avec Max Frisch pour la RTS. Il y était question de culture européenne, de la Chine, du rôle de l'écrivain… Ça peut se regarder par  ici
Un Journal berlinois tenu entre 1973 et 1974 a été publié chez Zoé l'an dernier. De même, un recueil d'interventions de l'auteur, intitulé Le Public comme partenaire paraissait aux éditions d'En Bas.

vendredi 18 août 2017

Une seule chose




Il est bien évident que je suis nul. Me suis-je assez moqué des mots « coeur » et « âme » pour découvrir avec pâleur, un beau matin, qu'il ne m'en restait plus ! Je n'imagine rien d'aussi sec que moi. Je ne tiens à personne ni à rien. Je n'attends rien.
Je me rappelle avoir éclaté de rire. Je me rappelle avoir eu l'échine glacée à la pensée de la gloire. Je me rappelle avoir été ardeur d'amour. Il n'y a plus aucune vie en moi. En dehors de l'ennui, je ne me trouve pas, je n'ai pas de place.
Tout a été surfait ! Surfaite la guerre ! Surfaits les « paradis artificiels » ! Et l'amour donc !…
Quel coup ! Mais on vivrait. Il n'y a au monde qu'une seule chose qui ne soit pas supportable : le sentiment de sa médiocrité. 

Jacques Rigaut, Ecrits, Gallimard

mercredi 16 août 2017

Pas des miettes !



Le bac en poche, Wladimir Malacki, né à Varsovie en 1908, bourlingue en Afrique puis en Europe, exerçant divers métiers, notamment dans les mines de plomb de Provence. Découvrant la littérature, il passe des journées entières à la bibliothèque de Sainte-Geneviève à Paris, décidé à devenir écrivain. Ce qu'il fera sous le nom de Jean Malaquais. Dans sa préface à la réédition en 1999 de Planète sans visa, Norman Mailer rappelle la rencontre de Malaquais et d'André Gide en 1935.
Tous deux s'étaient connus du jour où Malaquais, tombant dans une revue sur un extrait du Journal de Gide, avait adressé à l'écrivain une lettre incendiaire.
Gide écrivait dans ces pages qu'il lui était arrivé de se demander si la pauvreté, qu'il n'avait pas connue, n'aurait pas pu donner de la profondeur à son art. On peut imaginer toute l'ironie que devait dissimuler un tel accès de sentimentalisme flagrant. Malaquais cependant releva cette assertion barbare et la brandit : « Vous devriez tomber à genoux et prier ce Dieu auquel parfois vous prétendez croire, pour le remercier de vous avoir laissé vivre en bourgeois aisé, libre de s'adonner tout entier à son art. » Tel était le ton de la lettre, rugissement de fauve surgi du plus profond de l'amertume, cri d'un homme qui s'efforçait d'aller au bout de son talent malgré ses poches vides et son estomac creux. Gide lui répondit d'un billet d'excuse. Il avouait ne pas avoir songé aux écrivains qui se trouvaient dans la situation de Malaquais, pour qui de tels propos étaient forcément intolérables. Il craignait d'avoir joué trop légèrement avec une idée qu'il avait en tête : il avait voulu choquer un certain nombre de ses confrères, si préoccupés de leur sensibilité qu'ils en étaient venus à se caparaçonner pour éviter de se frotter aux rugosités du monde. Oui, ça avait été un manque de tact de sa part que d'ignorer la situation de jeunes gens sans le sou et le sentiment qu'ils ne pouvaient manquer de ressentir à lire cela. Gide joignait à sa lettre un mandat de cent francs – une somme qui de nos jours permettrait tout juste de remplir un petit panier à provisions chez l'épicier du coin. Malaquais déchira le mandat et renvoya les morceaux à Gide avec ce mot : « Ne croyez pas que vous puissiez racheter votre âme avec un timbre-poste. Si vous voulez faire quelque chose pour moi, faites du vrai. Ne me jetez pas des miettes ! »
Nouvelle lettre : Malaquais voulait-il lui rendre visite ?
– C'est toi Malaquais ? s'enquit Gide le jour de la visite.
– Oui, c'est moi. C'est toi, Gide ?
Les deux hommes devinrent amis, Gide employant parfois Malaquais à la lecture de manuscrits ainsi qu'à divers tâches de secrétariat, et entretinrent une correspondance jusqu'à la mort de l'auteur des Faux-monnayeurs, – l'édition chez Phébus semble épuisée. 

lundi 14 août 2017

Désinscriptions sans fin



J'aimais bien ce chanteur. Un peu différent de ce qui se faisait. Mais lui qui, pour trouver la rime inattendue, un refrain entraînant, des arrangements élégants, avait indéniablement des facilités s'est ces derniers temps laissé aller à la facilité. Comme tout le monde.

J'ai encore oublié de partir en vacances.

Avez-vous remarqué que nombre de nos contemporains (tous ?), à la moindre déconvenue, tentent de nous emporter dans leur marasme, pensant certainement en atténuer la portée ? En revanche, lorsque le vent souffle dans l'autre sens, il est rare que l'on nous fasse profiter de l'élan.

Wittgenstein… Wittgenstein… C'est de l'allemand, non ?

Elle avait les deux pieds dans le même sabot, aussi se noya-t-elle dans un verre d'eau. (NC)
Entre deux rires coupables, je jette un œil à l'actualité me demandant où diable vais-je pouvoir dénicher de raisonnables larmes…

Fallacieuse ment…

Moi qui n'ai jamais mis les pieds aux Etats-Unis, n'ai jamais passé le permis de conduire, baisé dans un avion, appris à compter, skié, fait des envieux, foutu une torgnole à mon père, filé en douce, jalousé les romanciers pubards qui plastronnent en Fitzgerald 2.0, pêté plus haut que l'orifice de mon rectum, philosophé, chanté sous vos fenêtres, refait un plancher, plané au LSD, vendu du vent, twitté, cherché à me distinguer, épousé une héritière, marché dans vos combines, changé de veston tous les ans, planqué mon fric, participé à une évasion, rêvé du dernier produit aïe-tec avilissant, renvoyé l'ascenseur, quémandé, envisagé une carrière quelconque, photographié mon repas, rien espéré de personne, je pense mériter amplement cette chance d'être encore en vie. Aussi merdique soit-elle, donc.

A quels propos ?

Mon type de femme : celle qui m'a oublié.

Comment ne voyez-vous pas les choses ?

Jean Vigo, fils d'anarchiste, mort presque comme un rocker à 29 ans, n'a réalisé que deux films et demi. Partant, il figure en très bonne place dans toutes les histoires du septième art. Et aujourd'hui, on attribue un prix portant son nom aux films d'auteur les plus conformistes. Le même phénomène se produit avec Henri Jeanson. Ou encore, dans le domaine de la politique, avec George Orwell, Antonio Gramsci ou Jean Jaurès.

N'en parlons plus.

Je ne suis ni pour ni contre. Mais surtout pas le contraire.

Dire que vous y avez cru…

Je me considère souvent comme quelqu'un n'ayant aucun préjugé, oubliant par étourderie que cette idée est certainement le préjugé le plus aberrant.

Eternua-t-il.

Demandez-moi pourquoi. Mais pas avant après-demain.

Je prends une dernière gorgée de ce millésime tant vanté par la maîtresse de maison en balayant à travers mon verre la tablée de mon regard embué, que des citoyens concernés, de gauche, qui aiment, pêle-mêle, les indignés, la liberté de la presse, les débats télévisés, le pain sans gluten, Proust, les vieux films hollywoodiens en technicolor, un petit pétard le week-end, la Sardaigne, les vins en biodynamique, télécharger des séries, le dimanche le long du canal, la convivialité, les quartiers populaires, les crèches parentales, la parité, changer de voiture tous les quatre ans, les certitudes, les polars suédois, envoyer les gosses dans le privé, les vacances au Portugal, les réseaux sociaux, Onfray, la téléréalité, les boutiques de produits en circuit court, le dernier mot, et espèrent tous beaucoup du nouveau président, mais avale de travers, manque de m'étouffer et recrache sur mes voisins cette piquette à 25 balles la bouteille, m'excuse en riant et me ressers un verre.

Je ne peux pas, désolé, j'ai poubelle.

Mon type de femme : la tienne, ça ira.

Charles Brun, Textes inédits à voix basse, volume trois

dimanche 13 août 2017

Un individu quelconque


Todd Webb via Undr


Je n'ai pas de convictions formelles sur la plupart des problèmes vitaux dont les hommes verbiagent sans trêve. Si j'ai eu des opinions tranchées, une fois, j'ai dû les perdre en route, je ne sais où. Tout compte fait, je suis un enfant moi-même et les histoires que l'on raconte autour de moi ne m'intéressent pas beaucoup ; elles sont au-dessus de mes capacités.
Sur la politique mondiale, sur l'amour, sur l'avenir de l'homme, sur la religion, sur le mariage, sur la nature, sur l'éducation… j'ai eu sur toutes ces questions des idées fort diverses, je me suis trompé trop souvent. 
Ma foi la plus ardente, la plus durable a été le communisme ; on me prédirait aujourd'hui que je suis appelé à finir dans les rangs d'une armée blanche que je n'en serais pas grandement étonné. Je ne crois pas au Dieu barbu de l'église catholique, apostolique et romaine ni en Jésus-Christ, son fils unique.
Comment savoir ? Qu'est-ce que je suis ? Toutes ces pages écrites sur moi-même ne m'avancent guère. 
Il me semble que la contradiction serait ce qu'il y a de plus clair en nous. Pour le moins, en ce qui me concerne. J'ai désiré l'aventure, l'exotisme, la vie dangereuse, j'ai eu des ailes comme tout le monde, j'ai dû fouler des petites gens du talon sur ma route, par mégarde, que l'on me pardonne. Que me reste-t-il de ces voyages aux pays chauds ? Dans la tête une odeur lourde et écœurante d'huile chauffée et de peinture fraîche des bateaux. Pour finir par ne plus souhaiter qu'être un individu quelconque à qui plus rien n'arrivera.

Henri Calet, Monsieur Paul, 1950

vendredi 11 août 2017

La vérité si j'écris

Erwin Volkov via Undr


La vérité, je le pense, n'est connue que par celui qu'elle concerne, s'il veut en faire part, il devient automatiquement un menteur. Tout ce qui est communiqué ne peut être autre chose qu'altération et falsification, on n'a donc jamais communiqué que des choses altérées et falsifiées. La volonté d'être véridique est, comme tout autre chemin, le plus rapide pour fausser et falsifier une situation. Coucher sur le papier une époque, une période de la vie et de l'existence, peu importe son éloignement dans le passé, peu importe sa longueur ou sa brièveté, c'est agglomérer des centaines, des milliers, des millions d'altérations et de falsifications qui sont toutes familières à celui qui écrit et décrit comme autant de vérités, de pures vérités. La mémoire s'en tient exactement aux événements, s'en tient à la chronologie précise mais ce qui en résulte est tout autre chose que ce qui a été effectivement. Ce qui est écrit fait voir nettement une chose qui assurément correspond à la volonté d'être véridique de celui qui décrit mais non à la vérité car la vérité n'est absolument pas communicable. Nous décrivons un objet en croyant que nous l'avons décrit fidèlement, conformément à la vérité, et nous devons constater que ce n'est pas la vérité. Nous faisons voir nettement une situation, ce n'est pas, ce n'est jamais la chose que nous avons voulu faire voir nettement, c'est toujours une autre. Il nous faut bien dire que nous n'avons jamais rien communiqué qui eût été la vérité mais toute notre vie nous n'avons pas renoncé à la tentative de dire la vérité. Nous voulons dire la vérité mais nous ne disons pas la vérité. Nous décrivons une chose véridiquement mais la chose décrite est autre chose que la vérité. Nous devrions voir l'existence comme la situation que nous voulons décrire mais, quels que soient nos efforts, à travers ce que nous avons décrit nous ne voyons jamais la situation. Reconnaissant ce fait, nous aurions dû depuis longtemps renoncer à vouloir écrire la vérité et nous aurions donc dû renoncer à l'écriture en général. Comme il n'est pas possible de communiquer, donc de montrer la vérité, nous nous sommes satisfaits de vouloir écrire et décrire la vérité tout en sachant que la vérité ne peut jamais être dite. La vérité que nous connaissons est logiquement le mensonge qui, du fait que nous le rencontrons inévitablement, est la vérité. Ce qui est décrit ici est et n'est pas la vérité parce que ce ne peut être la vérité. Dans toute notre existence de lecteurs nous n'avons jamais lu une vérité même si nous avons sans cesse lu des faits. Sans cesse rien que le mensonge-vérité, la vérité-mensonge et caetera. Ce qui importe c'est si nous avons la volonté de mentir ou celle de dire et écrire la vérité même si cela ne peut jamais être, si ce n'est jamais la vérité. Toute ma vie j'ai toujours voulu dire la vérité même si je sais à présent que ce que je disais était mensonge. Au bout du compte, ce qui importe seulement c'est la part de vérité qu'il y a dans le mensonge. La raison m'a depuis longtemps interdit de dire et écrire la vérité parce qu'en le faisant on n'a dit et écrit qu'un mensonge mais l'écriture est pour moi une nécessité vitale. C'est pour cela, c'est pour cette raison, que j'écris même si tout ce que j'écris n'est pourtant rien qu'un mensonge qui est transporté par moi comme une vérité. Certes nous pouvons exiger la vérité mais la sincérité nous démontre que la vérité n'existe pas. Ce que nous décrivons ici est la vérité et ce n'est pas elle pour la simple raison que la vérité n'est pour nous qu'un vœu pieux. 

 
Thomas Bernhard, La Cave, trad. Albert Kohn

jeudi 10 août 2017

Désinscriptions nouvelles


Albarrán Cabrera via lensculture


J'ai l'impression de ne plus comprendre le monde dans lequel je vis. Mais ce n'est tout à fait ça. Et cela n'a rien à voir avec l'âge. En fait, je ne comprends plus les personnes qui trouvent le moindre intérêt à ce monde, qui le commentent. Et le plus déprimant, sincèrement, c'est que je m'en fiche totalement.

Je m'amuse comme tu peux.

J'ai retrouvé ce matin un 33 tours de Bowie qu'une amie m'a prêté il y a plus de vingt ans. Il fut un temps où je ne rendais jamais spontanément ce que l'on me prêtait, j'attendais qu'on me le réclame. Je tenais à ma réputation de personne infréquentable. Ce disque, ce livre, cet argent, je ne les ai jamais rendus. Agirais-je de la sorte aujourd'hui ? Difficile à dire car ces amis, et les autres, je ne les vois plus.

Je sais que cette fille me tient par les couilles, comme on dit couramment, mais cela prouve que j'en ai et que je me tire quand je veux.

J'écris pour échapper à la folie qui m'entoure, et surtout à celle qui m'habite.

Lorsque je prends enfin la décision de refaire ma vie, de foutre le camp, de tout plaquer, je finis toujours par me demander ce que je vais faire de tous ces livres. Comment les transporter ? où les ranger ? devrai-je auparavant faire un tri ? Ne trouvant aucune réponse, généralement j'ouvre une bouteille, dis à ma femme que je l'aime et vais me coucher.

J'enfouis, tu enfouis, il enfouit, nous fuyons, vous fuyez, ils fuient.

Comment peut-on prescrire encore ce médicament ?, s'insurge un copain médecin, un cachet, c'est 30 000 neurones flingués. Aussitôt, j'en prends un ce matin et m'en réserve un autre pour le soir.

- Dis-moi, franchement, qu'y a-t-il de plus beau que le corps d'une femme ?
- Deux ?
Dans la rue, on me propose un journal, puis un abonnement. Je prends la fuite immédiatement, prétextant un rendez-vous. En route, je jette un œil à ce torchon dit de gauche. En une, cette question : Notre Président est-il le plus beau ? J'ai craché sur mes chaussures, les ai essuyées avec le canard et l'ai balancé dans la première poubelle.

Je me relis rarement car je ne reconnais jamais ce que j'ai écrit.

Cet homme, assis tous les jours devant l'épicerie avec son chien, je ne le voyais plus. Hier, il a oublié de me tenir la porte du magasin. J'ai pensé à sa mère. Lui aussi a eu une mère qui fut fière de lui donner la vie. Elle a certainement imaginé qu'il ferait de grandes choses plus tard, s'est inquiétée pour sa santé, s'est sacrifiée pour ses études. J'ai pensé à tout cela devant la porte qu'il n'avait pas ouverte pour moi comme il le fait d'habitude et je suis revenu sur mes pas en me jurant de ne plus jamais remettre les pieds dans cette boutique.

Comme si rien de cela avait de l'importance…

Après tout, me dit cet ami, ces épreuves que vous traversez, c'est votre Jugement de dieu. Je ne suis pas certain d'avoir compris. Et je n'avais jamais pensé qu'un jour nous serions amenés à parler de Lui. Encore moins qu'Il pourrait s'intéresser à mon cas.

Mon type de femme : celle qui n'est pas partie.

Cette nuit, en pleine insomnie, j'ai allumé la radio. Un philosophe médiatique évoquait Montaigne, estimait qu'il était le plus grand, qu'il avait influencé Pascal, Rousseau, Kant, Nietzsche et bien d'autres. Et de constater avec dépit que ceux que l'on lit encore aujourd'hui, ce sont ces derniers. Le philosophe médiatique s'est appuyé sur son propre exemple. Il lui arrive de recevoir des livres ainsi dédicacés : Sans vous, ce livre n'aurait pas existé. Ou encore Votre œuvre a beaucoup compté pour moi. Il s'empresse alors de consulter la biographie ou les remerciements situés à la fin de l'ouvrage : généralement, son nom, ses livres, son œuvre n'y figurent pas. J'ai éteint aussitôt.

Dire qu'avant-hier encore…

A 20 ans, je ne connaissais rien à la peinture. Un ami a voulu m'y initier. Son principal argument : les salles d'exposition sont un lieu exceptionnel pour faire des rencontres. Or à cet âge-là, je ne savais pas m'y prendre avec les filles. Après quelques tentatives malheureuses, j'ai renoncé à me cultiver et me suis dès lors uniquement consacré à la fréquentation des bistrots.

Je préfère m'éteindre à petit feu chez moi que de sortir et étreindre tous ces cadavres.

J'ai demandé au médecin combien de temps j'allais garder ce ventre gonflé. Quelques jours, m'a-t-il dit. Je voulais des précisions. Quelques jours, pour vous, c'est deux-trois ou sept-huit ? Je le sentais ennuyé, cherchant ses mots. Cela dépend, a-t-il fini par conclure, ce n'est pas scientifique.
Je l'ai attendue toute la nuit. Je pense que lorsqu'elle a fini par arriver, je somnolais et ne l'ai pas entendue sonner.

Je ne vais jamais au cinéma lors de la Fête du cinéma, n'achète jamais un livre lors du Livre en fête, ne sors jamais de chez moi le soir de la Fête de la musique, ne fréquente jamais le Marché de la poésie, etc. La culture imposée m'indispose.
Mon type de femme : toutes les autres. Et d'autres encore.
Lorsque j'ai fait ce malaise dans la salle de bains, j'ai eu le réflexe de ralentir ma chute en m'accrochant au lavabo afin de ne pas réveiller la voisine en pleine nuit. Ce n'est que lorsque j'ai tenté d'appeler des secours que je me suis souvenu qu'elle était sourde.

Parfois, je me prends pour moi. Mais c'est beaucoup moins long que dans la chanson.


Charles Brun, Textes inédits à voix basse

mardi 8 août 2017

Dégustation publique


Stefan Nandancee via this isn't happiness

Terre à terre


Val Telberg via semiotic apocalypse

Dans les années soixante, Bukowski considérait Harold Norse comme le meilleur poète du moment. Dans la correspondance déjà signalée ici, et à paraître mi-septembre dans la traduction que l'on sait, on pourra lire quelques lettres adressées à l'auteur de Mémoires d'un ange bâtard, 50 ans de vie littéraire et érotique (seul ouvrage traduit chez nous à ma connaissance et dont l'édition est semble-t-il épuisée), dont celle-ci datée du 12 mai 1964.

[…] Oui, tu as raison : c'est un atout d'être terre à terre et j'entends par là l'incapacité à prendre de la hauteur tandis que tu t'actives sur une femme, un poème ou sur une statue d'Himmler en cire. C'est mieux de rester souple, travailler de façon simple et sauvage et se planter comme tu l'entends. Si tu franchis 5 mètres au saut à la perche ils voudront que tu franchisses 6 mètres et tu pourrais bien finir par te casser la jambe à force d'essayer. L'opinion publique doit toujours être prise comme quelque chose d'aussi insensé qu'une rivière pleine de vomi. Une fois que tu as jeté l'opinion publique dans la corbeille à papier qu'elle ne devrait jamais quitter tu as des chances d'obtenir un bon dix et peut-être des avis partagés. Je ne parle pas de la culture du Snobisme que pratiquent les richards, les fakirs, les tresseurs de cordes, les électriciens et les rédacteurs sportifs parce qu'ils s'imaginent avoir du POUVOIR. Ils sont aussi dépendants de l'opinion publique que les feuilles accrochées à un arbre. Moi je te parle de la dépendance qui te laisse une liberté d'agir car tu n'as pas besoin d'un bisou sur la joue de la vieille dame d'à côté, tu n'as pas besoin d'un tapis rouge ou d'effectuer une lecture devant la Société des écrivains arméniens de Pasadena. Je veux dire, on s'en branle. Plus de pages, plus de bière, plus de chance, un bon transit, un bout de fesse à l'occasion et du beau temps, que demander de plus ? Le loyer, bien sûr. Maintenant, je ne sais plus de quoi je parlais. C'est le danger de parler. Tu parles tu parles tu t'emballes et très vite tu ne sais plus ce que tu racontes. Je… Voilà pourquoi je me sens mieux quand je peux la boucler.

Charles Bukowski, Sur l'écriture, Au Diable Vauvert

lundi 7 août 2017

Le goût du public

 
Julian Wasser via Kvetchlandia

Ecrivain, Whit Burnett est le fondateur en 1931 de la revue Story, qui publie en 1944 la première nouvelle de Charles Bukowski, lequel, sombrant dans l'alcoolisme, s'éloignant de l'écriture durant dix ans, et échappant par miracle à la mort au pavillon des miséreux, mettra du temps à en placer d'autres… Le 27 février 1955, Hank envoie ce courrier à Burnett.


Merci de m'avoir retourné ces vieilles histoires ; et pour le mot ci-joint. Ça va un peu mieux maintenant, même si j'ai failli crever dans le pavillon des miséreux du centre hospitalier. On peut dire que c'est le bordel là-bas, et quelles que soient les rumeurs que vous ayez entendues sur cet endroit, elles sont probablement vraies. je suis resté là-bas 9 jours et ils m'ont envoyé une facture à 14,24 $ la journée. Vous parlez d'un pavillon pour les pauvres. Ai écrit une histoire à ce sujet intitulée « Bière, vin, vodka, whisky ; vin, vin, vin » et je l'ai envoyée à Accent. Ils me l'ont renvoyée : … « quelle débauche de sang. Peut-être, un jour, le goût du public s'accordera avec les vôtres. »
Mon dieu. J'espère que non. […]
A ce propos, dans votre lettre vous dites que vous ne m'aviez jamais publié. Avez-vous une copie du numéro mars-avril 1944 de Story ?
Bon, j'ai maintenant 34 ans. Et si j'arrive à l'âge de 60 ans sans avoir réussi, je me donnerai juste encore 10 ans.



Charles Bukowski, Sur l'écriture, Au Diable Vauvert,
à paraître le 14 septembre, trad. Romain Monnery

vendredi 4 août 2017

ces choses



ces choses auxquelles nous apportons tout notre soutien
n'ont rien à voir avec nous,
et nous nous en occupons
par ennui par peur par avidité
par manque d'intelligence ;
notre halo de lumière et notre bougie
sont minuscules,
si minuscules que nous ne le supportons pas,
nous nous débattons avec l'Idée
et perdons le Centre :
tout en cire mais sans la mèche,
et nous voyons des noms qui jadis signifièrent sagesse,
comme des panneaux indicateurs dans des villes fantômes,
et seules les tombes sont réelles.


Charles Bukowski, Les jours s'en vont comme des chevaux sauvages dans les collines, trad. Thierry Beauchamp