mardi 18 juillet 2017

Une seule blessure sur Terre

Umberto Verdoliva via Pop9


J'ai quatre ans de plus que toi mais certes pas un équilibre
à toute épreuve. Pas très drôle d'être célèbre, n'est-ce pas. 
Je n'aurai jamais à apprendre cette leçon. Tu trouves la page 
arrachée d'un livre et la lis convaincu de peut-être découvrir 
le mytère du mot imprimé dans des phrases comme « l'été
approchait » ou « Gertrude le considéra d'un air perplexe ». Ta
Sagane, pure imposture. Poèmes d'amour à des filles imaginaires
vivant dans une campagne où tu n'allais jamais. Moi, j'ai voyagé
partout sans but précis. J'ai dépassé l'âge de l'amour, pas celui 
des poèmes d'amour. Je voulais tomber amoureux sur la côte de 
l'Equateur mais les filles étaient comme ci comme ça et il est
difficile de se doucher dans cette région. Contrairement à 
Killarney où je ne suis pas non plus tombé amoureux les filles 
avaient des dents splendides. Comme au cinéma, les Sud-Américianes
étaient des bombes, mais affligées de maladies endémiques.
Je ne suis pas tombé amoureux à Palm Beach ni à Paris.
Ni à Londres. Ni à Leningrad. Je désirais tomber amoureux
aux ballets mais j'étais assis trop loin de la scène pour
bien distinguer les visages. A Sadko une jolie fille
accompagnant un général ne m'a rendu aucun de mes regards.
En Normandie je suis tombé amoureux mais impossible de
me concentrer à cause d'une colite. Elle avait une manière 
de m'ignorer à laquelle on ne pouvait se tromper. 
Voilà pour une année d'histoires d'amour. Sauf à Key West
où il ne s'est absolument rien passé dans le genre romantique.
Vous comprenez peut-être pourquoi je bois et grossis. Quand
je pèserai cent cinquante kilos il n'y aura plus de problèmes
d'amour, seulement des problèmes de poids. Alors j'écrirai
des tonnes de poèmes d'amour. Et si elle me tapote le dos
un mètre cube de graisse ondulera. Hier j'ai bu 
une flasque d'alcool à cent degrés en regardant une photo de
ma soeur. Morte depuis dix ans. Montrez-moi une seule blessure
sur Terre guérie par l'amour. J'ai donné une livre de boeuf à
ma chienne mourante et je l'ai enterrée heureuse
dans la cour de la grange.



Jim Harrison, Lettres à Essenine, trad. Brice Matthieussent

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