lundi 3 juillet 2017

Aucun malheur

Wanda Wulz


Je suis descendu avec l'ordinateur et t'ai laissée dans le lit avec ta douleur. Je me remémorais cette soirée. Chaque moment. J'ai pensé qu'en écrivant, je comprendrais peut-être ce qui s'était passé. Ce qui nous arrive. Parce que je ne sais plus quoi te dire. J'ai gueulé comme un con. Pour ne pas pleurer avec toi. Je les entends en face, rire, parler fort, la fenêtre ouverte. Ils sont rentrés vers 4h00, ont bu toute la nuit. J'ai pensé aller les voir. C'est ça aussi qui m'a empêché de me rendormir. Le moindre rire provoquerait en moi une promo sur les baffes et les coups de poing dans leurs sales tronches. Et tu crois qu'ils vont m'avouer avoir frappé le chat ? Rien ne ressemble plus au mensonge qu'un groupe d’hommes, bourrés ou pas. Quand je suis rentré, tu t'étais lancée dans le ramassage des poils. Depuis un mois, depuis l'arrivée du chat, tu t'y consacres plusieurs fois par semaine. Et ce samedi, comme je tardais à rentrer, tu n'as pas trouvé mieux à faire en m'attendant. Tu avais lavé tes cheveux, passé une belle jupe et m'en as voulu quand tu as entendu mon message. Mon pote l'écrivain m'avait coincé à la sortie du boulot et m'avait proposé d'aller boire une bière au bar d'en face. Cinq minutes, alors. J'avais des courses à faire en rentrant. J'ai poussé la Vespa à deux pas de L'Escale. Il a attaché son vélo à côté du scooter. Il y avait deux ou trois tables à l'extérieur. Mais les chaises étaient toutes réunies du même côté. Et toutes occupées. Je ne sais pas pourquoi je te raconte ces détails. Parce qu'un type nous a fait sourire. Un gars plus jeune que nous mais deux fois plus gras. En bermuda. Lui et ses amis avaient formé une sorte de demi-cercle sur le trottoir et il en était l'extrêmité, gênant le passage. Ils profitaient du soleil inespéré de cette journée grise. Collés à cette ancienne nationale, au trafic incessant, à l'instar de ces familles qu'on voit pique-niquer au bord de l'autoroute. Le type s'était endormi en exposant à l'astre bienvenu sa gueule, ses jambes blanches et sa bedaine. A l'intérieur, c'était le bordel. Des sacs, je ne sais si c'étaient des provisions ou autre chose, posés sur la banquette, quelques habitués indécollables, la télé allumée, des oiseaux en cage. Le barman nous a proposé de sortir deux chaises, qu'on a glissées sous la seule table disponible en commandant deux pressions. Le gars nous a rapporté deux cannettes. Mon ami est reparti sur sa difficulté, toujours plus grande, à supporter ses collègues, les parents d'élève, sa famille, les gens en général. Pas mieux. Et les cinq minutes devinrent trois quart d'heure. Mais je t'assure, je n'ai bu qu'une bière. Si je réfléchis avant d'écrire, impossible de repartir. On a dormi quoi ? Deux heures, pas plus. Ecrire ne délivre pas. L'épuisement n'en est que plus grand. Cette confusion. Insurmontable. Mais que faire ? J'essaie encore un peu. La chienne m'a longuement accueilli quand je suis rentré. Tandis que je caressais le chat. Tandis que le chat mordillait ma main. Je t'ai demandé si elle avait mangé. Si elle avait besoin de sortir. Mais tu t'étais occupée de tout. Le canapé, tu ferais ça demain, c'était pas grave ? Même si l'envie de baiser dessus nous prenait ? J'ai évoqué les courses, la tristesse de ressortir après si je te culbutais sur le canapé. Je t'ai proposé de venir avec moi à l'épicerie. On ne peut pas dire que ça t'a enthousiasmée. Tu avais passé la journée sous la pluie, avec le chien, puis le ménage en prévision de l'expertise judiciaire de mercredi. Mais tu es venue. Il fallait que tu trouves du pain pour le petit-déjeuner. Au fond de la boutique, à fond la caisse, les filles passaient du France Gall. Enfin, Flora. Hélène, elle la supporte mais à petites doses. Elle est plus rap. Elles n'allaient pas tarder à fermer, elles se lâchaient un peu. J'ai pris du vin, du fromage, de l'ail, une salade et un bérêt du nom de pâtisson. Nous allions faire une omelette avec les œufs qu'il nous restait à la maison et demain, je ferais des courses plus importantes. On a un peu parlé fromages et digestion, France Gall et variétés françaises, ce que tu aimes par-dessus tout. Après Bach et Michel Legrand. Flora t'a demandé D'aujourd'hui ou anciennes. Vu mon âge, tu as dit, anciennes. Mais Bashung, Higelin ? Non, ça c'est lui. J'ai bombé le torse, bombé, et acquiescé. Bashung, c'est moi. Dans la rue, SOS amor. Tu m'as glissé, jalouse, que si j'avais raconté que nous avions bu l'autre soir par hasard un verre avec Rodolphe Burger, elle m'aurait baisé les pieds. Rentrés, nous avons dégusté le vin avec le comté. On verrait plus tard les conséquences. Je t’ai lu cette hilarante histoire de doubles de notre ami Louis. Et filais des miettes au chat, un petit morceau de croûte. Il mangeait à peine quand il est arrivé. Il n'arrête pas depuis quelque temps. C'est qu'il se plaît ici. Tu l'avais tant cherché. Le sosie du chat de ton enfance. Je trouvais ce rêve étrange, presque malsain, tu le sais. Et puis, je t'ai vue heureuse, apaisée. Au milieu de toutes nos emmerdes. On a laissé la porte ouverte. Depuis quelques jours, en début de soirée, tu fais ça. La chienne s’allonge devant la maison. Et le chat est heureux de faire quelques pas sur le trottoir. Il y a deux jours, il s'est aventuré dans la courette de la maison d'en face. Tu as eu du mal à le récupérer. Ça l'amusait. Et hier, la grille était fermée. Pour la première fois depuis que nous habitons ici. Comme un message. Mais il demande sans cesse, aux aguets sur le meuble de l’entrée, mobilisé au moindre son de clés. Et les voitures ont l'air de l'effrayer. Mais bien sûr, pas question de laisser sans surveillance ce chat trouvé dans le Jardin des plantes, attaqué par les corneilles, nous a-t-on dit. C'est tout ce qu'on savait de son histoire. Il avait été sauvé par d'autres, puis proposé à l'adoption par cette association et nous allions l'aimer dès le premier jour. Un vrai coup de foudre. Nous n'avons pas fait l'amour. Après la vaisselle, je l'ai vu rentrer. Comme une flèche. Comme à son habitude. Mais il s'est planqué sous le siège du piano avec une sale tête. Une difficulté à avaler. Il a craché. J'ai essayé de pousser le siège et tu m'as dit que c'était du sang. Une belle flaque. C'est alors que j'ai gueulé. Quand tu t'es mise à pleurer. Il faut vite l'emmener aux urgences. J'ai voulu le prendre dans les bras, il a filé sous le canapé. Tu es sortie pour essayer de comprendre. La chienne s'est jetée sur les trois types qui sortaient de la maison d'en face. Pour se faire caresser. Tu l'as appelée et l'un d'eux lui a dit de rentrer Chez maman. Je suis allé pisser avant de l'emmener à la clinique vétérinaire. En espérant une fin différente de celle de l'été dernier. En revenant des toilettes, je me suis penché sous le canapé. Je voyais sa silhouette. Immobile. Je l'ai appelé. Il n'a pas bougé. J'ai poussé le meuble. Il était étalé dans une mare de sang. Tu n'y croyais pas. Comment pouvait-on croire à ce nouveau cauchemar ? Je ne voulais pas m'effondrer comme toi. Alors j'ai continué à gueuler. J’étais comme un gardien de but réprimandant ses défenseurs devant les attaques de l’adversaire. Je m’entendais et je me disais Pauvre con. Mais il fallait agir. Mais agir comment ? Détruite, tu as décidé de sortir le chien. Je t'ai rattrapé dans la rue. T'ai engueulé aussi pour la cigarette en cachette. Puis excusé. Ne pas sombrer. Nous sommes rentrés rapidement mais les pleurs avaient pris possession de la pièce. J'ai chopé une serviette du chien et ai emballé le corps dedans. La caisse de transport. On n'avait pas eu encore le temps de la ranger depuis son arrivée. Tu l'avais placée sur la table. Je t'ai demandé de l'aide pour glisser Lux à l'intérieur. Et me suis lancé dans le nettoyage. Comme un type qui vient de trucider une famille entière et se lance dans un ménage mécanique, froid et approximatif. Je ne voulais pas te laisser faire ça. Je ne voulais pas que tu viennes. Je ne voulais pas te laisser seule. Rien ne pouvait se dérouler dans la sérénité. J’ai posé la caisse sur le scooter et démarré, grillé plusieurs feux, le mort aux pieds. A la clinique, j'ai déballé l'histoire à un jeune type qui avait l'air plus navré que moi. Qui pas plus que nous ne comprenait comment cela avait pu arriver. Il a avancé l’hypothèse d’un coup sur la tête filé par ces types dont je lui avais parlé, constaté notre déveine avec deux chats morts en à peine un an, puis conclu que cela ne devait pas nous dégoûter pas de prendre d’autres animaux. J'ai signé, payé, filé, tout laissé sur place. Je suis monté sur la Vespa, ai détallé devant moi, manquant de peu une fonçante voiture de samedi soir. Au retour, je t’ai trouvée affairée comme quelques heures auparavant, la litière vidée, ses gamelles lavées, les ficelles, lacets et autres jeux jetés à la poubelle. Il n’y avait plus d’alcool à la maison et je t’ai demandé si tu voulais aller te coucher, puis proposé d’aller boire quelque chose. Le bar des rockers fermait déjà. Mais nous avons marché jusqu’au café suivant. Sans trop d’espoir. Sans trop savoir. Les mêmes questions revenaient. Le même effarement. La même colère. Le même désespoir. Aucun bruit de freins, de choc. Nous avions la porte ouverte. Et la chienne n’avait pas bougé. A part pour aller se faire caresser par ces types qui sortaient de la maison d’en face, là où le chat aimait se cacher. Le tabac avait rangé ses tables mais le barman a accepté de nous servir deux vodkas au comptoir. Tu as parlé de l’époque, plus heureuse, où nous buvions cet alcool blanc, au début de notre rencontre. Dix ans déjà. Je crois que je n’en avais pas bu depuis. Comme on se complaît dans le malheur et la flagellation. La culpabilité. Pourquoi l'avoir laissé sortir ? La mort de Lili ne nous avait-elle pas servi de leçon ? Pourquoi nous avoir si vite repris cette consolation ? Dois-tu annuler le goûter d'anniversaire de ta fille dimanche ? J’essayais de lutter contre toutes ces questions stupides, te ramenant à plus de tenue, moi qui avais maintes fois démontré ne pas savoir en trouver. Ce soir, je termine cette lettre la douleur au bide, tu te colles à moi et me demandes comment faire pour échapper au malheur. J'étais plus heureux quand je vivais sans toi, dis-tu. Ça me fait penser à cette vieille histoire juive sur la poisse. J'aimerais te la raconter pour t'entendre rire mais je ne m'en souviens plus vraiment. Dans Les Syllogismes de l'amertume, je crois, Cioran donne une définition de la tristesse : un appétit qu'aucun malheur ne rassasie…

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire