mardi 24 janvier 2017

Quelle heure est-il ?

Vyncent Lyky via semiotic apocalypse


Je me souviens de l'épicerie en face de chez nous. C'était un Italien qui tenait ça, non ? Ils en ont fait un appartement, maintenant. Sa femme, je n'en ai qu'un vague souvenir. C'était pourtant elle qui nous servait. Je ne sais plus s'ils vendaient des produits italiens. Je ne crois pas. Ils étaient intégrés. On y achetait le jambon. A cette époque, je pense que ça n'existait pas sous vide, reconstitué. Souvent, on ne mangeait la viande qu'une fois par semaine, et c'était le jambon. Papa, il avait droit, de temps à autre, à un steak haché de cheval, tu te souviens ? Maman lui préparait ça avec un bouillon, cru. Une espèce de tartare sans autre assaisonnement. Un œuf peut-être parfois ? Pourquoi du cheval ? Elle avait dû entendre dire que c'était un plat reconstituant pour ces ouvriers qui travaillaient dehors toute la journée, été comme hiver. Ou était-ce une demande de papa ? Souvent, c'était nous qui étions chargés d'aller acheter son repas. La boucherie chevaline, elle était également à Vincennes, rue de Montreuil. Sur le chemin du retour, on s'arrêtait au Viniprix de la rue de Fontenay, pour le vin. Avec la consigne, qu'on rangeait dans une caisse. Tout était en bouteilles de verre et donc consigné. Le vin, l'eau, le lait, la limonade, parfois… La plupart du temps, le steack attendait seul, dans son assiette. Nous avions déjà dîné et papa n'était pas encore rentré. Le Viniprix, on y achetait également d'autres produits d'alimentation – le Prisunic, plus cher, on n'y allait jamais –, dont la fameuse boîte de raviolis. J'ai encore aujourd'hui l'odeur en tête. Ecœurante. Mais il n'était pas question d'en laisser, il fallait finir, saucer.
Et la petite mercière, tu t'en souviens ? C'était mon ami Philippe, qui habitait tout près, qui l'appelait comme ça. Nous, on disait la marchande de journaux ou la grosse du coin. Sa boutique, longtemps fermée après sa mort, est devenue ensuite un salon de coiffure bas de gamme, un truc à ongles, une épicerie exotique et je ne sais plus quoi. C'est fermé désormais. On y achetait France-Soir pour papa et surtout, on y allait pour téléphoner à RTL. Maman devait insister pour nous y envoyer voter pour Julio Iglesias et sa Manuela. Quelle émission ça pouvait être ? Un top 50 quelconque. En échange, on avait le droit d'acheter un bonbon, un collier de sucre ou un rouleau de réglisse. La grosse bonne femme avait un chien, un berger allemand je crois. Bouboule, c'est possible ? Le téléphone, on ne l'a eu qu'une dizaine d'années plus tard. Je crois que Philippe est mort. Tu te souviens, c'était le fils d'un commissaire de police. Je n'ai pas le souvenir de l'avoir jamais rencontré. Quand j'allais dormir chez lui, dans cette barre d'immeubles moderne de la rue de la Paix, je ne croisais que sa mère. J'ai dû y aller deux ou trois fois, pas plus. Quand on est revenus d'Espagne, nous n'étions plus dans la même classe, forcément. L'année au lycée français de Madrid fut catastrophique. A tous points de vue. Sauf pour toi. En rentrant, j'ai repiqué, et perdais ainsi tous mes amis. Mais, on s'est fréquenté quand même car je me souviens de la Coupe du monde 1978, et d'un Brésil-Espagne que j'avais vu chez lui. J'avais l'impression de me rappeler le score : 3-1 pour le Brésil, mais je viens de vérifier et ce match s'est terminé sur un 0-0. Je confonds avec quoi ? Ce dont je me souviens, c'était qu'il avait déménagé. Du moins sa mère. Elle avait ouvert une boutique, je ne sais plus de quoi, à Saint-Mandé. Rue du Lac. Je suis repassé devant l'autre jour, pour un rendez-vous Bon coin. Ils y font des pizzas à emporter, maintenant. Dans l'arrière-boutique, il y avait un salon avec la télé. Je crois qu'on s'est perdus de vue après le collège. Et j'étais en terminale quand j'ai appris son cancer. J'ai toujours pensé que sa mère était une ancienne prostituée et qu'après son divorce, elle avait repris le métier avec cette fausse boutique.
A Montreuil, nous n'achetions pour ainsi dire que le pain. Avant l'arrivée du premier centre commercial, à la mairie, et son Mammouth. Les commerces de Vincennes étaient bien plus proches. Et je pense que maman ne nous aurait pas laissés faire des courses à Montreuil. Tu te souviens, quand on disait à l'école que nous habitions Montreuil, la tête des autres enfants ? Des rumeurs couraient, dans les boutiques de Vincennes justement, d'actes de cannibalisme à la Croix-de-Chavaux. On aimait bien croire à ces histoires du racisme ordinaire. Comme au petit bonhomme qui se cachait derrière les rideaux de notre chambre. On racontait ça à notre petit frère pour l'effrayer. Ou était-ce  pour qu'il s'endorme ? Un jour, il a disparu. Notre frère. On passait notre temps dans la cour, ou dans la rue, et il avait suivi un Africain et était déjà loin, vers le Passage du Gazomètre, quand on s'en est rendu compte. Maman a failli en mourir. C'est vrai qu'à cet âge, la chair est bien tendre.
On y est était tout le temps, dans la rue. On connaissait tout le monde. On y jouait au foot. D'un trottoir à l'autre. Avec les Roussel. Ou les Comte. Difficile à imaginer aujourd'hui, avec toutes ces voitures.
En fait, nous habitions Montreuil,
mais tout se passait à Vincennes. En face. L'école, le collège, puis le lycée. Le bois, le dimanche. Et à l'adolescence. Les premières amours. Le métro, Bérault, où nous allions chercher papa. Il nous confiait alors sa sacoche contenant la gamelle vide. Du moins, quand il ne faisait pas la tête en nous apercevant. Car il savait alors qu'il ne pourrait pas faire un détour par le café ce soir-là. Parfois, nous l'attendions pour rien, il ne rentrait pas. S'ensuivaient alors notre retour angoissé à la maison, sans lui, et les crises de larmes et de nerfs de maman, et nos errances, de bar en bar… Le plus souvent, en vain.
Dans la bien nommée rue des Deux-Communes, dont une partie est montreuilloise, l'autre vincennoise, il y avait beaucoup de commerces. Une boulangerie, deux boucheries, dont une chevaline il me semble, une mercerie où nous étions allés acheter les bas noirs de maman, le jour de la mort de sa mère, un Comptoir français, deux trois garages, un café… De l'autre côté aussi, rue des Meuniers, à cent mètres de l'Italien, il y avait une autre épicerie, qui faisait l'angle. Elles ont toutes disparu, mais on repère encore leur ancien emplacement. La dernière à avoir tenu, ce fut la boulangerie, devenue un fleuriste pendant un bon moment avant de fermer définitivement. Il y avait aussi cet entrepôt Stricher, les camions de location. C'est aujourd'hui le siège des douanes. Il y a encore des douanes ? C'était également dans cette rue qu'habitait cette fille dont la mère, qui travaillait dans le nucléaire, est morte quand on était encore au collège. Et cette autre fille qui vivait avec la sienne, Hélène. On disait qu'elles étaient immensément riches mais elles avaient l'air de faire la manche en permanence. Tu m'as raconté l'avoir aperçue il y a quelques années. Elle n'avait pas changé. L'air pauvre, et triste, bossue… La mère en moins. Et madame Gayalin, la modiste, où maman faisait le ménage. Et où nous avons passé de nombreux jeudis après-midi, à ramasser des aiguilles entre les lattes de parquet. Ou à lui demander de nous allumer la cigarette de cette figurine rapportée de son séjour en Martinique.
Ce quartier va encore entièrement changer. De grands ensembles vont y être construits. Comme derrière, rue Jean-Jacques Rousseau. Ou plus haut, dans la rue Gambetta. Il faut y loger tous les nouveaux venus. Pas les migrants, non. Ce qu'il reste de la classe moyenne. Ceux qui n'ont pas les moyens de vivre dans la capitale. Ceux pour qui, c'est chouette d'habiter Montreuil. Rue Marceau aussi, ça construit. Pas un quartier qui ne soit en réhabilitation, comme on dit à la mairie. D'où ces familles de Roms qu'on a laissées à la rue des mois durant après leur expulsion d'un squat à la Boissière. On ne pouvait les reloger nulle part, c'est encore en travaux Ici, derrière chez moi, rue Rochebrune, collée au foyer malien, est prévue une résidence high tech, écolo-bobos, un peu comme celle qui se trouve dans ma rue et qui a fait s'effondrer une maison mitoyenne lors de la construction. Je me demande comment ils vont réagir ces gens de gauche, quand ils visiteront les lieux et qu'ils découvriront leurs futurs voisins. A moins que le foyer ne soit appelé à la destruction également. Comme bien d'autres par le passé.
C'est drôle, le premier emploi que tu as trouvé après tes études, il était à Vincennes. Comme moi, avec la librairie. Sauf que je n'y suis resté que trois ans. Quand on y pense, tu dois être une des dernières personnes en France à avoir fait toute sa carrière dans le même boulotEt les marchés qu'on a fait
avec Antonio, quand on était étudiants, c'était aussi à Vincennes…
Pourquoi je te raconte tout ça, moi ? Quand je viens chez toi, ou chez maman, ça me fait le même effet. J'aime la tristesse de ce quartier, désormais tranquille, résidentiel, recherché, peuplé de bobos et de souvenirs. Il est quelle heure ? Il reste du café ?

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