samedi 14 janvier 2017

Initiation

Quant à l’amour, je le trouvai à dix-neuf ans, par accident, un soir d’automne que je revenais à pied de l’hippodrome d’Auteuil, par les sentiers du Bois de Boulogne. Il faisait presque nuit. Aux abords du Jardin d’Acclimatation, une femme m’accosta. Elle dissimulait autant qu’elle le pouvait son vieux visage, très fardé, sous un chapeau-cloche ; elle eût voulu sans doute s’y cacher toute entière. . .  Elle me demanda de venir avec elle, en m’appelant son petit homme. Personne ne m’avait dit cela encore. Puis, elle ajouta :
« Combien as-tu en poche ? »
Car elle me tutoyait.
Je comptais deux francs cinquante en sales coupures.
« Ça peut aller », dit-elle.
Nous nous écartâmes de la route, jusqu’à une chaise en fer.
« Assieds-toi là. . .  Tu me paieras un sandwich. . .  Après. »
Et la révélation eut lieu là. Des fauves du Jardin d’Acclimatation rugissaient à côté. Moi, je ne dis rien. Ce ne fut pas, d’ailleurs, de l’amour véritable, mais seulement un simulacre rapide, du bout des lèvres, et comme avec quelque négligence de sa part. Pourtant, c’était la première femme qui s’agenouillait ainsi devant moi. L’amour véritable, je le connus plus tard, mais jamais plus peut-être une telle gentillesse.
Après, elle cracha par terre, sans dégoût, puis nous allâmes ensemble à la Porte Maillot où, dans un bistrot, au comptoir, elle mangea un sandwich au jambon de bon appétit. J’avais hâte de la quitter car elle était vraiment très vieille, et il me semblait que les autres se fichaient de moi.
C’est dans ces conditions que je fus initié, pour le prix d’un sandwich au jambon. Ensuite, je n’avais plus qu’à continuer. . .  

Henri Calet, Le Tout sur le tout, 1948

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