mardi 31 janvier 2017

Au feu !


Je ne parviens pas à m'en souvenir précisément. A cette époque-là, je buvais pas mal. Au moins tous les soirs. Je n'arrivais à rien et tout me résistait. Sauf quelques filles. Je ne sais plus laquelle c'était. Comment je l'avais rencontrée. D'où elle sortait. Son nom. Sa couleur de peau. Sa position préférée. Rien. Je me souviens juste qu'elle m'emmerdait. Qu'elle s'accrochait. J'avais réussi à dégoter un être encore plus lamentable que moi. Parfois ça a du bon. Mais ce soir-là, je m'étais réfugié dans le salon. Elle m'avait raconté sa vie. Et malgré tout, voulait que je reste près d'elle. Comme s'il pouvait y avoir autre chose : un drame dans l'enfance, une pervesion inavouable, un secret de famille jamais entendu, une attirance exceptionelle entre nous… J'ai migré sur le canapé du salon, en attendant des jours meilleurs, en me retenant de ne pas la mettre à la porte. J'ai pris mon vieil ordinateur offert par un type qui croyait en moi, il y avait longtemps. Il reposait sur l'accoudoir et manquait de se jeter au sol lorsque je fus distrait par un chant. Ça venait d'à côté. J'étais dans cet appartement depuis peu et je ne connaissais pas vraiment mes voisins. Je n'avais aucun sens de l'espace mais je me demandais si l'appartement collé au mien ne correspondait pas à une autre entrée de la barre d'immeuble. Je ne connaissais rien au judaïsme mais j'identifais dans ma soulographie un cantique religieux, un truc à vous faire chialer tant et plus. Un type se livrait à une cérémonie ancestrale ou diabolique. Je tendais l'oreille que je collai rapidement au mur. C'est là que j'ai entendu une plainte. J'ai regagné la chambre et dis à la fille de la boucler si elle ne voulait pas se retrouver sous la pluie à 3 heures du mat' et mal baisée. Avec le recul, j'ai l'impression que je manquais d'estime de moi. Peut-être parce que le terme n'était pas encore à la mode. Mais cette fille qui me réclamait quand même… Qu'est-ce que j'ai pu être con ! Je suis revenu dans le salon et retrouvé ma position de vieux garçon ayant raté sa vocation de concierge. J'avais 41 ans et jusqu'alors, je n'avais sauvé aucune vie, pas même celle d'un moineau dans un square public du 15e. Je ne sais pas ce qui m'est passé par cette tête sur le point de se déboîter, l'AOC de ce que j'avais dedans, et la nationalité de la mélancolie dans mes veines. Le type a repris sa litanie et j'allais le laisser là, et moi aussi, m'endormant debout contre le mur, lorsque j'ai entendu un Au secours bien net, même dans mon état. Et puis, quelques mots indiquant qu'il était tombé de son lit, qu'il ne pouvait pas bouger. Je me suis précipité vers la porte d'entrée, emportant du genou un bazar métallique et lourd que j'identifierais plus tard comme la trotinnette de la femme qui est dans mon lit et qui pensait avoir toujours 20 ans. J'ai maudit Satan, Dieu et tous les fils de pute de l'univers. Effectivement, ma porte donnait sur un palier, avec un appartement en face, mais pas derrière moi. Logique, me suis-je dit. Le rat malade devant ma porte, je ne sais plus si c'est la même histoire, la même fille, mais sûr c'était la même époque. J'ai couru vers le mur, puis m'en suis rapidement détaché pour foncer sur le téléphone. C'est là que l'ordi s'est fracassé. Lui non plus ne croyait plus en moi. J'ai composé un numéro d'urgence au hasard. J'aurais pu tomber sur l'horloge parlante ou l'horoscope, c'étaient les pompiers. Nous savons qui vous êtes, même si vous raccrochez. Je n'ai pas raccroché, j'attendais qu'ils me filent l'info. Mais ils se sont contentés de me demander l'objet de mon appel. J'ai dit tout ce que je savais, et même plus, pour qu'ils ne doutent pas de ma bonne foi. C'est là qu'ils ont exigé mon identité. Ils m'avaient bien eu et j'ai été obligé d'obtempérer. J'ai donné tous les détails. Et puis, je suis allé me coucher. La fille dormait. Ça je m'en souviens. Alors je lui ai raconté l'histoire, à elle aussi. Elle m'a demandé gentiment de fermer ma gueule mais j'ai continué, puis repris lorsque soudain, j'ai entendu des cris de l'autre côté. On venait d'abattre la fenêtre de mon salon. Ces cons de pompiers me demandaient si je me sentais bien. J'ai un peu froid, c'est tout. Je leur ai dit que le cirque, c'était à côté. Ils ont réclamé le code d'entrée que je ne connaissais pas. Ils ont alors fait comme chez moi. Ils sont entrés par la fenêtre du type qui était tombé du lit et je suis retourné dans le mien, heureux de lui avoir peut-être sauvé la vie. Le lendemain, la fille dormait encore. Je ne me souvenais pas de son nom ou de ce que je lui avais fait. Je n'avais pas dormi de la nuit, trop bu, et j'avais pensé à ce type mourant de l'autre côté du mur porteur. Je suis sorti prendre un café. Le gardien était là, attendant mon retour sur terre. Je lui ai parlé du rat, de la fille et du type qui était tombé de son lit et de ma fenêtre de salon à remplacer. Je fais pas ça, m'a-t-il répondu en retournant à son semblant d'occupation. Les rats ou la fenêtre ? Les morts ou les inconnues dans les lits ? Le café a brûlé les dernières vapeurs d'alcool et les derniers espoirs de m'en sortir un jour. La barmaid m'a souri comme on sourit à un malade en fin de vie qu'on visite pour ce qu'on espère être la dernière fois. Je ne lui ai pas laissé de pourboire. Quand je suis remonté, la fille avait décampé. Elle avait pris soin de griffonner un numéro sur une page arrachée à un agenda Hello Kitty. Elle avait oublié sa machine et je l'ai balancée par la vitre brisée. J'ai mis son numéro à la poubelle et suis allé me recoucher. Je devais rendre un article le jour-même et n'en avais pas pondu une ligne. 5600 signes de nécrologie d'une ordure politique, ça pouvait attendre un peu. Le lendemain, j'ai recroisé le gardien. Il était à la même place que la veille. Comme s'il avait dormi là. Je lui ai demandé des nouvelles du type qui était tombé de son lit. Ah, c'est vous ?, qu'il m'a dit. Je me demandais qui avait pu l'entendre, appeler les pompiers et lui sauver la vie. Oui, c'était bien moi, avançai-je, espérant ainsi donner une autre image de moi-même à la terre entière ou du moins au gardien. Dans un premier temps. J'étais pas peu fier. Enfin, ma vie prenait un sens. Qui est-ce ? Que lui est-il arrivé ? Comment va-t-il ? Les questions idiotes, mais de circonstance, se succédaient sans répit pour ce Portugais ahuri sachant à peine lire et écrire, à l'instar de mes parents. Oh, vous fatiguez pas, c'était un pauvre type, un ivrogne, âgé, un petit Juif, malade, solitaire, il est mort désormais, mais vous lui avez prolongé la vie de quelques heures. Je l'ai regardé longuement, me suis appuyé sur son rateau et laissé éclater quelques invectives bien rentrées. Au bar du coin, j'ai fait l'impasse sur le café et commandé un double-cognac et levé mon verre à la mémoire du pauvre solitaire ivrogne qui venait de mourir en attendant la prochaine et à celle de mon ordi fracassé qui me foutait bien dans la merde…

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