dimanche 31 décembre 2017

Une ambition raisonnable

Amalia Avia Peña


il y avait l’enfance en marge
des armées de singes
l’enfance large
et trop jolie pour être honnête

on a mangé les singes et les limaces
et nos ventres grimacent
et nos ventres nous tuent
et nous bavons dans nos coeurs de laitues

je ne vole pas très bien
je n’ai pas le talent des chiens
qui nagent sur les os

j’ai une ambition raisonnable :
être un minable un con
sur un banc
en cale sèche un abstème absolu
un rêveur révolu
immobile apparent éloigné
bancal dans la dèche à Cancale en Ardèche
ou bien Valparaiso
d’autres oiseaux d’autres réseaux d’autres fuseaux
mais les mêmes gardiens de zoos
être un con sur un banc au soir tombant
un homme tombant
mais pépère
sans chagrins amers
au demeurant mourant
qui regarde la mer
dans la lumière oblique d’un réverbère public
sous la statue de bronze d’un homme de caractère
un militaire fier comme un cul ferreux
un brave au nom gravé sur les plus hauts donjons
qui gravement brave
un pigeon


Hervé Prudon, Le Matin j'explose

dimanche 24 décembre 2017

Pigalle la Zat



Si je n’y habitais pas, Pigalle me semblait tout indiqué pour m’y perdre, ce quartier avait toujours accueilli les marges de Paris, la Commune était née à Montmartre, et c’était là, sur la place même de Pigalle, alors barrière Montmartre, que les derniers communards étaient tombés – un bataillon de femmes, commandées par la magnifique ambulancière et combattante, Louise Michel.
C’était à peu près tout ce que je savais de Pigalle ; ça, et les clichés à la con. Pigalle, et ses bas résille que je n’avais encore jamais effleurés. Pigalle, et ses sourires, que je croyais coquins, qui me laissaient entendre que c’était mon tour, de venir, de monter, d’essayer, darling darling, comme disait la chanson.

Paris avait alors encore besoin de Pigalle. L’inverse n’était pas vrai, Pigalle la squatteuse était un village à l’écart, une zone d’autonomie temporaire, à condition de se plier à sa loi, hors de la loi, dure mais souvent moins injuste qu’ailleurs, une commune anarchiste (la bande à Bonnot y avait fait ses premiers coups), une République à part entière, que certains appelaient Voyoucratie, comme pour mieux fermer les yeux sur leurs pratiques politiques en hauts lieux. De toute façon, ceux-là ne faisaient que feindre d’ignorer la fin du politique. Cette fin était en route, magistralement incarnée par l’élection comme députée, en mars 1987, de la Cicciolina, actrice porno italienne ; un événement qui tenait à la fois du triomphe de Pigalle et de son avis de décès.
Pigalle la délivrance était notre petite survivance. L’été et à Noël, une fête foraine tentait d’arracher au boulevard de Clichy les derniers jours du Paris populaire. J’aimais la tireuse de cartes dans sa roulotte, imaginant ma mère, elle-même cartomancienne, finir comme ça. J’aimais l’odeur des crêpes épaisses, les stands de tir à la carabine, les auto-tamponneuses, les barbes à papa roses ou blanches parfum vanille, la baraque du « baromètre de l’amour », les jeux d’arcade ruineux, les revendeurs de montres en toc, les derniers freaks, la plus grosse femme du monde, la femme-serpent, les baraques à « danses » pour jeunes sans le sou ou immigrés fauchés, avec de pauvres femmes qui avaient vingt minutes pour se maquiller, se déshabiller, aguicher les gars agglutinés devant le camion pour un mini-strip gratuit, et finir par mal se trémousser derrière le rideau, ça coûtait 5 francs les cinq minutes.

Il n’y avait au fond qu’à choisir : soit on prenait Montmartre pour la montagne des Martyrs, selon les chrétiens ; soit on prenait Montmartre pour le mont Mercure ou le mont de Mars, le mont de la Guerre, comme ils disaient sous Clovis.
Au New Moon, du haut de l’escalier, l’option 2 nous allait fort bien. On se sentait guérilleros sans armes ni armées ; combattants par la fuite et le refus. Ce n’était pas Paris qu’on défendait, c’était la vue sur Paris qu’on aimait. On dominait la nuit, à défaut de la situation.





samedi 23 décembre 2017

Influencer les singes


Qui écrit pour se sauver est foutu d'avance.

Vivre est utopique. On nous fout sur la terre sans prévenir, il faut faire avec. Alors l'utopie, c'est de se prendre en main, de se vouloir libre. Il faut pouvoir se dire qu'on n'est pas seulement là pour bouffer, dormir, rêvasser. Il y a une énorme charge utopique dans le phénomène d'écrire. C'est comme l'amour, il n'y a rien de plus inconsidéré malgré les bateleurs de foire. On en cache l'évidence avec des mots comme sexe, fantasme, etc. Mais le sexe n'est pas si important qu'on se plaît à le dire. Les hommes et les femmes ne vivent pas seulement sous ce signe, ils n'ont pas le temps. Mais comme il faut rendre la vie intéressante par tous les moyens, ils le laissent croire. Et toute notre vie, l'écran de notre vie, est maculé par ces illusions entretenues à grand renfort de dérisoire propagande. Comme si on voulait influencer les singes. Le sexe, c'est la guerre. Et c'est la misère. Mais ce sont les riches qui en parlent le plus. Gros matériel de cuisine pornographique. C'est très bien, le nu. Mais il faudra bien se rhabiller. Il y a là un point sensible de l'histoire du monde. On arrive à une situation irréversible. Puis les bibliothèques croulent, les intelligences se bouffent le nez, il y a je ne sais quelle énervante impuissance dans l'air. En témoignent les séries inconsidérément assénées par nos dictateurs de poche : Marx, Freud, Artaud – quelle salade, plein la bouche ! – Scève, Hopkins, Hölderlin – chacun y va de son hérédité choisie, pas de main morte, avec, pour dôme, sésame à détonateur, l'humour, le sauve-qui-peut ; l'ennui de se savoir assez insignifiant en a fait d'autres.

Aimer la littérature, c'est être persuadé qu'il y a toujours une phrase écrite qui nous re-donnera le goût de vivre, si souvent en défaut à écouter les hommes. Soi-même, entre autres.

Georges Perros, 1977

mercredi 20 décembre 2017

Perros, repères




L'agréable de ce monde je l'ai goûté,
depuis longtemps, longtemps ! les heures de jeunesse
sont écoulées. Avril et Mai sont déjà loin
Je ne vis plus de bon cœur, et ne suis plus rien.


En 1978, année de la mort de Georges Perros, France culture lui consacre un numéro des Nuits magnétiques, bouts d'entretiens, textes lus par l'auteur, repères biographiques, et témoignages de proches : son éditeur, Georges Lambrichs, les poètes Pierre Klossowski et Xavier Grall, l'édile de Douarnenez…
On peut écouter l'émission ci-dessous ou ici, page qui offre aussi le téléchargement. Et c'est quelque peu moins terrorisant que le très, presque trop volumineux Quarto de Gallimard.





Raconter sa vie en octo-
syllabiques n'est pas courant
ni sérieux. Je reconnais…
C'est pour faire passer muscade
La vérité n'aime rien tant
qu'être transformée en mensonge
Et la poésie à ce point
de déshabillage en est un
Tant pis pour moi, tant pis pour vous
qui vous y êtes laissé prendre
Je vous salue bien maintenant.



Extrait d'un manuscrit inédit,
in Georges Perros, Oeuvres, coll. Quarto, Gallimard, 2017

mardi 19 décembre 2017

Une fille des rues

Georges Perros chez lui, à Douarnenez, coll. privée



A ceux pour qui, littérature,
Tu es tout, et qui vivent comme
Il ne fallait pas vivre pour
T'aimer, toi, fille des rues,
Je dis merde de tout mon cœur
Qu'ils le sachent si bon leur semble
D'ouvrir ce livre, et d'un œil flou
En traverser les lignes grises
La poésie, moi, je m'en fous
Plus qu'un dernier an quarante
C'est respirer qui m'intéresse
Avec la mer, le ciel, gratuits
Mon plaisir cueille ma détresse
Comme on cueille une fleur des champs
Pour l'offrir à qui passe. Ainsi
Le vœu que j'ai fait dans ma vie.
Ce qui ne m'empêche pas d'aimer
Bien plus que tout autre peut-être
Les poètes que vous prônez
Gens de la syntaxe actuelle.
Vous appartiendraient-ils ? Ainsi
Serais-je jamais fichu d'être
Celui-là qui dit de ces choses
Qui feraient éclore les roses
Rien qu'à les sentir, les aimer
(citation Hölderlin)
En bleu adorable fleurit…
Je ne règle compte à personne
Ne vit-on pas tous comme on peut
Le miracle d'être. La vie
Cependant est à tout le monde
Il est trop fin de l'oublier.


Fragment écarté de l'édition définitive d'Une vie ordinaire (1967). D'autres textes inédits de Georges Perros, issus de carnets et documents retrouvés, des entretiens, des critiques,  des publications pour des revues et jamais reprises en volume, mais aussi tous les écrits publiés du vivant de l'auteur des fameux Papiers collés, sont regroupés, sous la direction de Thierry Gillybœuf, dans l'imposant Quarto, Georges Perros, Œuvres que vient de publier Gallimard. 1596 pages pour 32 euros. C'est moins cher que la Pléiade de J'en dors le monde et le papier est de meilleure qualité – le brochage, je ne sais pas. Mais on y reviendra forcément.

lundi 18 décembre 2017

Je suis un raté


(…) Voilà 15 mois que je suis libéré. Voilà 15 mois que cette réédition est décidée. Voici 15 mois que je lutte contre l'oubli, contre l'indifférence, contre l'injustice des uns et des autres. Je croyais que la valeur de Quand vient [la fin] (clamée pourtant aux quatre vents par tout un chacun), que ma longue captivité me vaudraient un minimum de considération…Il me semble que pendant tous ces mois j'ai tenu tête à l'adversité avec un certain courage. Mais maintenant je suis à bout. Je baisse les bras. Je laisse tomber. Si G. G. [Gaston Gallimard] ne veut rien faire, qu'il aille se faire foutre. Ce n'est pas moi qui me traînerai à ses pieds pour obtenir ce peu que j'estime m'être dû. 
Vous voyez si je suis dans des dispositions favorables à la création littéraire ! Je ne fais rien depuis un mois. Et cela menace de durer. Je me suis débarrassé des 600 pages de L'Apprenti. C'est Arland qui l'a entre les mains. Ouf !… Je n'ai aucun courage pour entreprendre quoi que ce soit, malgré tous les manuscrits, déjà écrits de premier jet, qui m'attendent. Je n'aspire qu'à la solitude, qu'au silence le plus complet. Cette simple lettre, même à un ami si cher que vous, m'est une corvée. Je sens venir le jour où je ne répondrai plus à personne. Où je me terrerai complètement. 
J'ai beau faire, je ne me suis pas réadapté. La captivité, je m'en rends compte aujourd'hui, a sapé ma vitalité. Je suis un vaincu, un raté. Si je n'avais ma femme auprès de moi, dont la vigilence m'aide à vivre, je ne sais ce que je deviendrais. Je me fais l'effet d'un revenant, d'un fantôme. Je n'ai plus ma place dans ce monde étouffant et fascisé. A quoi bon s'acharner sur des illusions ? C'est dans l'acceptation de cette léthargie que je trouverai peut-être un peu de paix. Je veux l'imaginer. 
Pardonnez-moi ce dernier éclat. C'est la dernière fois que je sors de mes gonds. J'ai compris ! Et je me tais. 
Mais croyez-moi votre ami toujours affectueux.

R. Guérin


Extrait d'une lettre de Raymond Guérin à Henri Calet, datée du 7 février 1945. A lire dans son intégralité dans le recueil paru en 2005 chez Le Dilettante, sous la direction de l'inestimable Jean-Pierre Baril, Henri Calet-Raymond Guérin, Correspondance 1938-1955.

jeudi 14 décembre 2017

Le plus sage


J'avoue qu'ici mon trouble est un peu celui de l'acteur qui, oubliant tout à coup son rôle, est obligé d'inventer des répliques ou de s'excuser tant bien que mal auprès des spectateurs. Ce que me demande Lucien Kra est au-dessus de mes forces, pour mille raisons dont la première est une pudeur qui m'empêche de parler de moi. Tout ce que je dirais serait d'ailleurs faux. Il y aurait bien ma date de naissance qui serait exacte. Encore faudrait-il que l'humeur du moment ne me poussât pas à me rajeunir ou à me vieillir. Qui saurait d'ailleurs résister au plaisir d'emplir sa biographie d'événements, de pensées basses, d'envie d'écrire à l'âge de huit ans, de jeunesse incomprise, d'études très brillantes ou très médiocres, de tentatives de suicide, d'actions d'éclat à la guerre, d'une blessure mortelle dont on a réchappé, d'une condamnation à mort dans un camp de prisonniers et de la grâce arrivant la veille de l'exécution. Le plus sage, je crois, est de ne pas commencer.

Cette notice intitulée « Carnet de l'auteur - Biographie », fut rédigée par Emmanuel Bove à la demande de son éditeur et publiée en pages 3 et 4 de son roman Un soir chez Blutel. Une version plus longue figurait dans l'excellente biographie de Raymond Cousse et Jean-Luc Bitton parue au Castor astral en 1998, Emmanuel Bove, La Vie comme une ombre
On peut désormais trouver ce texte dans le recueil Le Remord, édité ces jours-ci dans la Petite bibliothèque Ombres, pertinemment signalé par l'ami Louis Watt-Owen, et qui comprend 9 nouvelles parues dans divers journaux et jamais éditées en recueil, ainsi que quelques portraits de Bove, des caricatures et des entretiens très courts mais drôlatiques avec l'auteur de Mes Amis. Et tout cela pour la modique somme de 9 euros.

mercredi 6 décembre 2017

Rien de si effrayant


Le plus effrayant pour moi est d'écrire de la prose... Et dès l'instant où je m'en suis aperçu, où j'ai su, je me suis juré de ne plus écrire que de la prose. Parce que j'aurais pu faire tout autre chose. J'ai appris beaucoup d'autres disciplines, mais aucune qui soit si effrayante. Voilà, j'ai pris très tôt des cours de dessin, et je serais sans doute devenu un dessinateur passable, ça m'aurait été très facile. J'ai étudié la musique, et ça m'était très facile de jouer de plusieurs instruments, de faire de la musique, je veux dire de composer. Il y a eu une époque où je me suis dit : je veux absolument être chef d'orchestre. J'ai étudié l'esthétique musicale, et un instrument après l'autre, mais parce que cela m'était trop facile, j'ai tout abandonné. Ensuite, j'aurais pu être acteur, ou metteur en scène, ou dramaturge. Il y a eu un temps où cela m'emballait. C'était tout à fait passionnant, j'ai beaucoup joué, surtout des rôles comiques, j'ai fait de la mise en scène... J'ai fréquenté une école de commerce, et il y a eu de la même manière un temps où je me suis dit : oui, bon, je pourrais être commerçant aussi, et ça m'attirait beaucoup de me développer dans cette direction...
Et très jeune – jusque vers seize, dix-huit ans – je ne haïssais rien tant que les livres... Je vivais chez mon grand-père, il écrivait, et il y avait une énorme bibliothèque, et être toujours au milieu de ces livres, devoir traverser cette bibliothèque, tous les jours, rien que cela était terrifiant pour moi... Et probablement... pourquoi en suis-je venu à écrire, pourquoi est-ce que j'écris des livres ? Par opposition à moi-même soudain, et à cet état – parce que les résistances, je l'ai déjà dit, sont tout pour moi. Je voulais justement cette monstrueuse résistance, et c'est ainsi que j'écris de la prose...

Thomas Bernhard, Trois jours, trad. Claude Porcell

vendredi 1 décembre 2017

Jeunes filles



On est en 1978. Carole Bellaïche a 14 ans. Elle est en seconde. Elle se lance avec ferveur dans le projet de photographier certaines filles de sa classe, un acte d’emprise sur celles qu’elle juge les plus belles. Elle les maquille, les dispose, les déguise, les met en scène dans l’espace hors du temps de la grande maison familiale. C’est un jeu étrange, à la fois léger et sérieux, mais elle n’a pas conscience de faire œuvre de photographe. Peu après cette expérience lycéenne, elle devient « pour de vrai » photographe – elle réalise des portraits d'acteurs et d'actrices pour leurs books... Elle abandonne ses premiers films dans un placard, comme une passade d’adolescence sans lien avec son nouveau métier.
Les pellicules dorment pendant quarante ans, et s’abîment. Un jour, elle y repense et les exhume. Le temps de latence est achevé : les images ressurgies du passé sont bien celles d’une jeune fille de 14 ans qui ne savait pas qu’elle était photographe. Elles sont devenues « autres » car elles ont été, pour la plupart, rongées, partiellement effacées, mais aussi ornées, redessinées, recréées par le travail chimique et inconscient du temps.
Elles sont devenues autres car Carole Bellaïche peut les voir désormais comme une expérience fondatrice pour son travail de grande photographe d’actrices.
Pour Alain Bergala, la rareté de ces images de jeunes filles tient à leur beauté propre, à leur tenue formelle impeccable, mais aussi au fait, unique, qu’elles ont été prises par une jeune fille de leur âge. La jeune fille a toujours été un motif de prédilection pour les peintres, les photographes, les cinéastes, mais ceux qui photographient les jeunes filles sont le plus souvent des hommes, plus avancés en âge, avec tout ce que cela entraîne de nostalgie ou de désir de leur part. Le trouble qui naît de certaines de ces photos est d’un autre ordre : c'est qu'elles ont été manigancées... entre jeunes filles.
Cet ouvrage s'inscrit dans la collection Les carnets, une collection – mise au point avec Bernard Plossu – qui se propose de revisiter les archives d’un photographe ou d’un collectionneur et d’en extraire des séries thématiques (des faits, des objets, des situations, des évocations...) ; dans chaque volume, un texte dialogue avec les images.
(texte de présentation des éditions Yellow Now, Bruxelles, 2017)








Rencontre avec
Carole Bellaïche et Alain Bergala
La Chambre Claire

14, rue Saint-Sulpice
75006 PARIS

Samedi 2 décembre
de 15h à 18h

mercredi 29 novembre 2017

Gel



et je t'ai attrapée à peine couchée
tu as dit j'ai les pieds froids
et je t'ai collée à moi
il était temps d'oublier l'hiver moqueur
tandis que la pluie frappait les volets intriguant les chats
j'étais persuadée que tu m'avais quittée
tu as dit comme une banale évidence de salon
laissant rimer revoir avec jamais
j'ai serré mes bras autour de tes hanches y déchirant la peau
que faire d'autre en ce début d'hiver dévastateur
nous décomposions un grotesque tableau
pas beaux à croire
fatigués par l'oubli l'acharnement et le froid
et l'âge suintait sur l'oreiller
comme un disque d'été déjà rayé
nous sommes ces vieux jeunes amoureux
à qui la vie a cessé de sourire tu as dit
nous le savons et nous en foutrons
et si nous filions
à la pharmacie trouver
des pilules pour ne pas rêver ?
la lumière baissée je t'ai retournée contre moi
sans un mot un baiser un seul souffle
demain à l'aube le réveil déchirera la brume
nous nous désolons comme les vignes sous le vent et le gel
mais boirons encore quelques verres en attendant la fin
de ce nouvel hiver rieur
qu'aurions-nous encore à lui répondre ?
viens écrase-moi je dors déjà et tu n'en es plus loin



Charles Brun, C'est déjà ça





mardi 28 novembre 2017

N'en faites pas une histoire



Saul Leiter



Non, pas du tout. Moi, je ne vais plus aux enterrements. C'est comme ça. J'avais une grand-mère, la mère de ma mère, dans le Nord, que j'aimais beaucoup. Lorsqu'elle a commencé à vieillir, à devenir dépendante, elle a décidé de vendre sa maison. Moi, ça m'allait, puisque j'ai hérité. Elle est partie d'elle-même dans un institut spécialisé. Au départ, j'allais la voir tous les quinze jours. Et puis, elle se sentait de plus en plus faible, était consciente que sa santé se dégradait rapidement, alors, elle a demandé qu'on arrête les visites, plus personne ne devait la voir dans cet état. Elle avait tout préparé, signé un document pour léguer son corps à la science. Prenez les organes que vous pensez être utiles. Le corps, gardez-le pour les salles de la fac de médecine. Je ne l'ai jamais revue. Et il n'y a pas eu d'enterrement, aucune cérémonie. Ça n'a rien de macabre. La mort, on en fait tout un plat. Moi, quand j'étais étudiante en médecine, ce que je préférais, c'était disséquer les macchabées. J'adorais ça ! Je me battais pour être aux premières loges. Et pour ma mère, ça s'est passé un peu de la même manière. Elle a demandé à une entreprise de s'occuper de faire le tri de ses organes. Le jour de l'incinération, il avait neigé depuis trois jours. L'organisme a appelé en disant qu'ils ne pouvaient pas venir, la circulation était impossible. J'ai prévenu tous les invités et on a devancé la réception à la maison, c'était un peu improvisé, mais très sympa. Deux jours après, j'avais déjà repris le travail, ils ont appelé pour dire que c'était bon, ils étaient prêts, les routes étaient dégagées, ils s'apprêtaient à récupérer le corps. Oh, c'est trop tard. Nous, on a déjà fait notre petite sauterie, les invités ne vont pas revenir. Allez chercher le corps, mais faites ça où vous voulez, moi, je ne m'en occupe plus. J'ai même eu une remise sur la facture, car les choses étaient simplifiées. Tu vois, je ne suis pas allée à l'enterrement de ma mère, alors celui des autres... Et personne ne viendra pour le mien. Moi aussi, j'ai tout préparé. La dissection, c'est une étape importante dans la formation d'un futur médecin. La mort, ce n'est rien. On est là, et puis après, on ne l'est plus. On ne sait pas où l'on va. Pas de quoi en faire une histoire, crois-moi.

jeudi 23 novembre 2017

Des machines et des hommes

Les très estimables éditions de l'Echappée publient un essai passionnant de Nicholas Carr, Remplacer l'humain, Critique de l'automatisation de la société (trad. Edouard Jacquemoud). L'auteur du livre Internet rend-il bête ? s'interroge sur ces systèmes automatisés qui ont envahi notre vie et analyse, preuves et travaux à l'appui, la manière dont ces technologies auxquelles nous nous soumettons dans la joie modifient notre quotidien : travail, relations, aviation, finance, médecine, justice... Vertigineux. Extrait :
Après avoir analysé les causes de « la croissance anémique de l'emploi » aux Etats-Unis depuis 2000, l'économiste du MIT David Autor en est arrivé à la conclusion que les nouvelles technologies ont bouleversé la répartition des emplois, créant des disparités croissantes au niveau des revenus et des richesses : «Il y a énormément de postes à pourvoir dans la restauration et la finance, mais très peu dans les secteurs où le niveau de revenu est intermédiaire.» Au fur et à mesure que l'automatisation s'étend à de nouvelles branches de l'économie, nous verrons certainement cette tendance se renforcer, les classes moyennes se résorber et des centaines de milliers d'emplois disparaître, y compris ceux des cadres. D'après Paul Krugman, un autre lauréat du prix Nobel d'économie, «les machines intelligentes auront des effets positifs sur l'augmentation du PIB, tout en réduisant inexorablement la demande de main-d'oeuvre dans les métiers à forte valeur ajoutée. Nous aurons alors une société qui s'enrichit de plus en plus, mais où tous les gains seront répartis entre ceux qui possèdent ces machines».
(...)
L'utilisation croissante des ordinateurs a créé de nouveaux postes très attractifs et ouvert des perspectives aux entrepreneurs, même s'il convient de préciser que le nombre d'employés dans le secteur des nouvelles technologies reste assez marginal. Et pour cause, on ne devient pas programmeur informatique ou ingénieur en robotique en un tour de main. Tout le monde n'a pas non plus les moyens de déménager dans la Sillicon Valley pour faire fortune en concevant des applications pour smartphones. Alors que le salaire moyen continue de stagner et que les bénéfices des entreprises ne cessent de croître, la situation semble toujours autant profiter à quelques rares privilégiés.

En complément, autour des mêmes thèmes, lire la gougueulisation de nos villes sur le blogue d'Evgeny Morozov hébergé par le Diplo.

mardi 21 novembre 2017

Désinscriptions nordiques


Je peux bien le confesser. De temps à autre, en plein coeur du marasme, mais ayant bien à l'esprit de n'en pas abuser, je tente de me rassurer en me disant que tout n'est pas gagné.

Mon nouveau travail, formidablement bien payé, consistait, masse à la main, à démolir tout un tas d'objets et gadgets inutiles créés pour satisfaire nos désirs de consommation contrôlée et destructrice. Un jeune homme m'épaulait, muni d'une balayette. Tandis qu'un stagiaire gérait les sacs poubelle. Dans les pièces voisines, sous surveillance filmée permanente, d'autres trios comme le nôtre s'affairaient à la même tâche. Une femme décidée à remettre un peu d'ordre dans le bazar de nos vies était à la tête de l'entreprise. J'ignore s'il faut donner à ce rêve une signification sexuelle particulière.
Mon type de femme : celle qui refuse que je la connaisse mais n'en accepte pas moins mes caresses.
Lorsque, à son tour, se libèrera la parole des victimes du harcèlement de l'idéologie marchande qui aimerait nous imposer des corps parfaits et, en même temps, tous semblables, les marques qu'il nous faut porter, les lieux à visiter, les objets technologiques à afficher, les livres à lire, les films à voir, la musique à écouter, la course aux suiveurs, le vivre-ensemble, et en même temps, le classement des personnes en winners ou losers, le culte du narcissisme et du guide éclairé..., la cacophonie sera telle que personne ne l'entendra.

Sans l'ennui, que ferais-je de mon temps libre ?

Mon type de femme : celle qui fièrement me dévoile les bas qu'elle a enfilés pour moi tout en récitant un poème oublié de Desnos.

Je me demande tout de même si ce roman américain encensé par la critique et plébiscité par les lecteurs ne mériterait pas un deuxième traducteur pour traduire le premier. Voire un troisième.

Angot, Nothomb, Zeniter, Olmi, Pancol, Zeller, Musso, d'Ormesson, Lévy, Jardin, Jaenada, Dugain, Haenel, Enard, Werber, Houellebecq, Ben Jeloun, Reinhardt..., mesurera-t-on un jour les ravages des agressions textuelles que nous infligent rentrée littéraire après rentrée littéraire ces redoutables têtes à claques de gondole ?

Mon type de femme : celle qui ne perd pas son temps à lire les journaux et préfère prendre de mes nouvelles le soir sous la couette. 

Je suis retombé par hasard sur la photo du film qui illustrait en noir et blanc un livre sur le cinéma nordique, volé à 20 ans pour cette seule image, celle d'un garçon torse-nu, se recoiffant, la taille ceinturée par les mains de sa petite amie. Je n'ai je pense pas lu le livre ni vu le film, mais viens de retrouver le titre de celui-ci – l'ai-je jamais su ? – : Le Péché suédois.

Je promets la plus grande honnêteté sur tout ce que je me promets de vous cacher.

Au détour d'un rayon de la librairie, en pile sur une table, trônait le livre le plus stupéfiant qu'il m'ait été donné de voir. Illustré à la façon d'un vulgaire bouquin pour enfants de contrebande, Mon Journal d'insomnie propose « des histoires, des contes, des vers, des idées et des pages où coucher vos pensées ». Je n'ai pu m'empêcher de feuilleter cette ultime parade cynique de l'industrie du divertissement et de la mort. Mais l'ai refermée comme j'apercevais une sorte de poème sur le scorpion. Les premières lignes affirmaient que ce n'était pas le genre d’animal qu’on aimerait rencontrer au beau milieu de la nuit mais qu'il s'agissait pourtant d'un joli spectacle, son exosquelette devenant fluorescent quand il se voit exposé aux rayons ultraviolets. Voilà le genre d'inepties que l'on trouve dans cette marchandisation de nos angoisses et divagations nocturnes. Le scorpion étant mon signe astrologique, j'affirme sans ambages que le spectacle de mes errances ténébreuses est des plus pitoyables et qu'il ne me viendrait jamais à l'idée de demander à quiconque d'y assister.

Mon type de femme : celle qui ne me proposera jamais d'aller courir dans les bois à l'heure de l'apéro. Ni à une autre.

Je me demande encore ce qui peut bien ne pas vous avoir intéressé en moi et par quel singulier concours de circonstances vous n'avez même jamais appris mon existence ni cherché à me rencontrer.

Charles Brun, C'est déjà ça

via Peteski

lundi 20 novembre 2017

Pas le moindre contact


- A qui pensez-vous quand vous écrivez ?
- C'est évidemment une question complètement idiote.
- Enfin, peut-être pas si idiote. Est-ce que vous pensez à quelqu'un contre qui vous êtes en rage, ou quelques fois aussi à quelqu'un qui vous comprend ?
- Je ne pense à aucun lecteur, parce que ça ne m'intéresse pas de savoir qui lit ça. Je prends plaisir à écrire, ça me suffit. On veut bien sûr faire toujours des choses meilleures, plus réfléchies, c'est tout, comme un danseur veut toujours mieux danser, mais ça se fait tout seul, parce que tout le monde, quelle que soit l'activité, arrive par la répétition obligatoirement à une perfection, c'est exactement la même chose chez un joueur de ping-pong que chez un cavalier, chez un écrivain, chez un nageur, une bonne ou une femme de ménage. Au bout de cinq ans, elle fera mieux le ménage que le premier jour où elle cassait tout et où elle faisait moins de ménage que de dégâts.
- Mais, est-ce qu'écrire, ce n'est pas toujours rechercher un contact ?
- Je ne veux pas le moindre contact. Quand est-ce que j'ai voulu le contact ? Au contraire, je l'ai toujours refusé quand quelqu'un le recherchait. Les lettres, de toute façon, je les jette toutes au panier, parce que rien que techniquement, il n'est pas possible de mettre le doigt dans l'engrenage, sinon il faudrait que je fasse comme tous ces écrivains de trottoir qui entretiennent deux secrétaires et lèchent le cul du moindre imbécile avec leurs petites lettres. Ça, je le refuse d'entrée, parce que je ne peux pas, ce n'est pas possible, je recevrais deux ou trois lettres par jour et au bout de quatre mois je serais asphyxié. C'est pourquoi je commence par ne pas mettre le doigt dans cet engrenage, et je n'ai d'ailleurs pas de goût pour ça. Je veux que mon travail soit imprimé, qu'un livre sorte, et pour moi l'affaire est classée. Je le mets dans mon armoire, comme ça il ne se perd pas et en plus c'est très joli. J'écris mes trucs sur un papier à lettres qui boit, très moche, très bon marché, et le passage à une mise  en page comme ça m'est très désagrable, et ensuite l'éditeur m'envoie de l'argent tous les mois et toute l'histoire est classée.
André Müller, Entretien avec Thomas Bernhard, trad. Claude Porcell

dimanche 19 novembre 2017

Avec Brassens

Quelques heures en compagnie de Georges Brassens, c'est ce que les archives de la France culture nous proposaient cette semaine. En 1979, le créateur du Gorille compte 58 balais, et se pliant à l'exercice, conte son parcours, ses influences, évoque les amis, la poésie...  C'est en deux parties, et ça nous semble bien court. Le grand Georges disparaitra deux ans plus tard.








vendredi 17 novembre 2017

Je pense à autre chose

Lorsque deux personnes se retrouvent seules, mettons enlacées, et que s'installe entre elles un silence agréable, tellement chaleureux qu'elles ne seraient pas opposées à le voir durer éternellement, il arrive que l'une d'elles demande sans raison : « A quoi penses-tu?» Et soudain, tout sonne faux, s'étiole, mettant à mal la tranquillité. C'était un beau silence, mais il a disparu à jamais. Et nous savons alors qu'un moment parfait vient de prendre fin et qu'un autre débute, dont nous ignorons tout, tout en sachant que ce sera moins bien. Certaines questions, sans en avoir l'air, ouvrent un véritable gouffre et accablent l'autre, même lorsqu'il s'agit de l'être aimé. Censée rendre les liens plus étroits, ou le silence moins ennuyeux, la question désintègre la paix. Ce n'est pas plus difficile, ou plus facile, que lorsqu'on vous demande : «Tu sors, ce soir ?​» ou «Que penses-tu du structuralisme ?» Il est des zones intimes qu'il ne faut jamais parcourir si ce n'est lorsque nous sommes vraiment seuls.
Si nous sommes extrêmement sincères, nous pouvons répondre que nous ne pensions à rien. La journée est pleine de ces moments où l'on se contente d'incarner l'absence, imitant en cela un mur. Dans ces moments de la journée, nous sommes pareils à des objets. Mais, bon, la franchise n'est-elle pas une superstition dont il ne faut en aucun cas abuser? Il est probable qu'alors nous répondions toujours que nous ne pensions à rien. Entre ces périodes d'absence et les éclairs de lucidité dont chacun de nous peut faire preuve, se glissent également des intervalles au cours desquels nous sommes traversés de pensées inavouables. Et il est alors impossible de les dire à haute voix, même en étant seul.
A la fin de l'été, j'étais avec une amie et nous évoquions cet instant où deux amants s'abandonnent, où l'un par exemple retire les cheveux du visage de l'autre, dans un silence divin, et soudain voilà qu'éclate la question. Cela lui était arrivé récemment. Elle sortait avec ce type depuis quatre mois, ils étaient seuls, à la maison, affalés sur le canapé, et venaient d'éteindre la télévision après avoir regardé un épisode de Better call Saul, lorsqu'il demanda: «A quoi penses-tu ?»
Mon amie estime qu'il s'agit d'une question très intime, bien au-delà de ce que l'on entend habituellement par question intime. Elle fut sur le point de répondre, car c'était presque vrai: «Je pensais à un homme que j'ai vu hier au musée Thyssen et dont j'imaginais parfaitement pouvoir tomber amoureuse pour les vingt prochaines années. Je me suis approchée de lui pour voir ses mains, connaître l'odeur de son corps. Il était extrêmement séduisant, bien plus que ce que tu pourrais jamais espérer être, et à ma grande surprise il m'a adressé la parole. Je me suis alors souvenue de Pulsions de Brian De Palma, lorsque Angie Dickinson parcourt le Metropolitan de New York et remarque un homme aux lunettes noires. Ils entament un jeu de séduction à distance, fait d'apparitions et de disparitions à travers le musée. Lorsqu'elle croit l'avoir perdu de vue, Dickinson quitte le bâtiment et découvre l'homme dans un taxi, qui l'attend. Elle s'y engouffre et ils font l'amour sur la banquette arrière. J'ai alors désiré qu'il m'arrive quelque chose de semblable. Voilà à quoi je pensais, mon chéri. Et toi, à quoi penses-tu?»
J'ai vraiment été chagriné de savoir que, finalement, mon amie n'avait pas répondu cela, surtout lorsque j'ai appris que, quelques jours plus tard, son histoire avec ce type prenait fin pour toujours. Mais j'imagine que c'est le genre de situation dans laquelle la vérité est dénuée de morale. Dans un chapitre de Compagnie K de William March, un capitaine charge un soldat d'écrire les lettres de condoléances destinées aux familles des soldats morts. Après une trentaine de lettres, il décide d'en écrire au moins une qui traduise la vérité : «Madame, votre fils est mort inutilement dans le bois de Belleau. Vous serez certainement curieuse de savoir qu'au moment de sa mort, il était infesté de bêtes et affaibli par la diarrhée. Ses pieds étaient enflés et pourris, et il puait. Sa vie était celle d'un animal effrayé, souffrant du froid et de la faim. Le 6 juin, lorsqu'il fut atteint par la mitraille, il connut de terribles douleurs et agonisa longuement. Trois heures faites de cris et d'injures. Il ne pouvait se raccrocher à rien : il avait compris depuis longtemps déjà que ce que vous-même, sa propre mère, qui l'aimiez tant, lui aviez appris à croire, moyennant de vains substantifs tels que horreur, courage et patriotisme, n'était rien qu'un énorme mensonge...»

Juan Tallón, ¿En qué piensas?, chronique Restez bourrés,
publiée dans El Progreso, traduction maison

Commencement

Je suis dans la chambre de ma mère. C’est moi qui y vis maintenant. Je ne sais pas comment j’y suis arrivé. Dans une ambulance peut-être, un véhicule quelconque certainement. On m’a aidé. Seul je ne serais pas arrivé. Cet homme qui vient chaque semaine, c’est grâce à lui peut-être que je suis ici. Il dit que non. Il me donne un peu d’argent et enlève les feuilles. Tant de feuilles, tant d’argent. Oui, je travaille maintenant, un peu comme autrefois, seulement je ne sais plus travailler. Cela n’a pas d’importance, paraît-il. Moi je voudrais maintenant parler des choses qui me restent, faire mes adieux, finir de mourir. Ils ne veulent pas. Oui, ils sont plusieurs, paraît-il. Mais c’est toujours le même qui vient. Vous ferez ça plus tard, dit-il. Bon. Je n’ai plus beaucoup de volonté, voyez-vous. Quand il vient chercher les nouvelles feuilles il rapporte celles de la semaine précédente. Elles sont marquées de signes que je ne comprends pas. D’ailleurs je ne les relis pas. Quand je n’ai rien fait il ne me donne rien, il me gronde. Cependant je ne travaille pas pour l’argent. Pour quoi alors ? Je ne sais pas. Je ne sais pas grand’chose, franchement. La mort de ma mère, par exemple. Était-elle déjà morte à mon arrivée ? Ou n’est-elle morte que plus tard ? Je veux dire morte à enterrer. Je ne sais pas. Peut-être ne l’a-t-on pas enterrée encore. Quoi qu’il en soit, c’est moi qui ai sa chambre. Je couche dans son lit. Je fais dans son vase. J’ai pris sa place. Je dois lui ressembler de plus en plus. Il ne me manque plus qu’un fils. J’en ai un quelque part peut-être. Mais je ne crois pas. Il serait vieux maintenant, presque autant que moi. C’était une petite boniche. Ce n’était pas le vrai amour. Le vrai amour était dans une autre. Vous allez voir. Voilà que j’ai encore oublié son nom. Il me semble quelquefois que j’ai même connu mon fils, que je me suis occupé de lui. Puis je me dis que c’est impossible. Il est impossible que j’aie pu m’occuper de quelqu’un. J’ai oublié l’orthographe aussi, et la moitié des mots. Cela n’a pas d’importance, paraît-il. Je veux bien. C’est un drôle de type, celui qui vient me voir. C’est tous les dimanches qu’il vient, paraît-il. Il n’est pas libre les autres jours. Il a toujours soif. C’est lui qui m’a dit que j’avais mal commencé, qu’il fallait commencer autrement. Moi je veux bien. J’avais commencé au commencement, figurez-vous, comme un vieux con. Voici mon commencement à moi. Ils vont quand même le garder, si j’ai bien compris. Je me suis donné du mal. Le voici. Il m’a donné beaucoup de mal. C’était le commencement, vous comprenez. Tandis que c’est presque la fin, à présent. C’est mieux, ce que je fais à présent ? Je ne sais pas. La question n’est pas là. Voici mon commencement à moi. Ça doit signifier quelque chose, puisqu’ils le gardent. Le voici.

Samuel Beckett, Molloy, 1951