vendredi 16 décembre 2016

Le sentiment du drame


Mon père avait le vin gai, l'ivresse patriotique. Il soupçonnait de sentiments germanophiles un agent de Pont-à-Mousson qui plusieurs fois l'avait conduit au poste pour faire cesser ses Marseillaises et ses Vivats à la Sidi-Brahim. Inquiète les soirs de paye, ma mère m'envoyait à sa rencontre pour lui éviter les tentations d'un tour en ville. Dès que j'ai eu les jambes assez longues, j'ai fait le parcours de Maidières à la route des Forges. Le gaz l'éclairait d'une lumière souffrante, avec d'inquiétants points d'ombre. Des trains passaient sur le talus. La lune dansait dans les nuages, elle ressemblait aux affiches du cirage, sa vue me rassurait. Dès le commencement, la route sentait l'enfer, le minerai. A la sortie, après le mugissement du « gueulard », mon père accrochait un jeton de cuivre au contrôle sous le regard du gardien en képi. J'embrassais sa joue piquante, sa main était dure comme de la corne, elle était souvent écorchée. Il avançait en tanguant sur ses pieds douloureux. Il s'arrêtait au caboulot pour boire une chopine, retrouver des compagnons.
Comme lui, c'étaient de vrais mâles à longues moustaches, les joues couvertes d'une barbe de fin de semaine, des hommes forts qui sentaient la sueur de fonderie. Ils avaient des dents jaunies et des creux entre. J'hésitais à mettre ma main dans leurs grandes pinces. Ils la serraient sans me faire mal. Ils buvaient le vin d'Algérie dans des verres épais. Un paquet de gris circulait entre les buveurs. Dans le nez je recevais de la fumée âcre en admirant la force et la bonté des hommes qui m'avaient fait peur. Pendant qu'ils se racontaient des histoires de régiment, j'habillais en couleurs d'Epinal les anciens zouaves, spahis, marins, tous ces lascars vêtus de colletins, de largeots et de ceintures de la terrasse. Mon père sortait d'un portefeuille noirci la photo d'un caïd en turban et burnous, celle d'une moukère de ses souvenirs. On se montrait des tatouages. A une autre table, solitaire et le regard fauve, un ancien Bat'd'Af' devant une absinthe, foulard au cou, visière cassée, soutenait de son air bravache l'honneur d'avoir servi aux Joyeux.

Georges Navel, Parcours, Gallimard, 1950


C’est un peu difficile d’être anar, tu sais. Le changement soudain de la société, on a autant de mal à y croire qu’au mythe de l’Immaculée Conception. Faut avoir la foi. Pas d’autorité, d’accord, mais s’il y a mésentente, qu’est-ce qu’on fait ? Moi, cette question m’a toujours intéressé. L’Etat se reconstitue toujours, tu comprends. Ça peut être sous une forme syndicale. La FAI a dû recréer sa police. Et puis les anarchistes se font toujours avoir et, quand ils sont confrontés au pouvoir, ils deviennent ministres. Moi, je n’étais pas théoricien, j’étais attiré par le mouvement libertaire, mais je sentais ses faiblesses latentes. C’est une famille par la sensibilité libertaire, une façon de réagir, le goût de la liberté... Maintenant, sur le plan de la transformation sociale... Récemment, j’ai entendu May Picqueray à la radio. Elle disait : « Ni dieu ni maître, quoi de plus beau ? » D’accord... Renvoyer son livret militaire, rien de plus beau... Comment ? Hein ? Allez, au trou... Tu vois, t’as le sentiment du drame, quoi... Moi, je suis libertaire, par nature, mais il faut bien battre monnaie. La société ne se passe pas de droits écrits, elle ne se passe pas de systèmes répressifs. Tout est une question de mesure. Ou t’es dans le système mécaniste du matérialisme, qui est un déterminisme où il n’y a pas de valeurs morales. Ou t’es dans l’anarchie qui, elle, est une doctrine morale qui part d’autres données... mais, bon, je ne suis pas philosophe... 
extrait d'un entretien avec Georges Navel par Phil Casoar, 1984  

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