lundi 5 décembre 2016

Du jardinage


On nous invitait dans de sombres cuisines, dans de petits salons d'une laideur fraternelle pour d'énormes ventrées d'aubergines, de brochettes, de melons qui s'ouvraient en chuintant sous les couteaux de poche. Des nièces, des ancêtres aux genoux craquants – car trois générations au moins se partageaient ces logis exigus – avaient déjà préparé la table avec excitation. Présentations, courbettes, phrases de bienvenue dans un français désuet et charmant, conversations avec ces vieux bourgeois férus de littérature, qui tuaient leur temps à relire Balzac ou Zola, et pour qui J'accuse était encore le dernier scandale littéraire. Les eaux de Spa, « L'Exposition coloniale »… quand ils avaient atteint le bout de leurs souvenirs, quelques anges passaient et l'ami peintre allait quérir, en déplaçant force vaisselle, un livre sur Vlaminck ou Matisse que nous regardions pendant que la famille observait le silence comme si un culte respectable auquel elle n'avait pas part venait de commencer. Cette gravité me touchait. Pendant mes années d'études, j'avais honnêtement fait de la « culture » en pot, du jardinage intellectuel, des analyses, des gloses et des boutures ; j'avais décortiqué quelques chefs-d'œuvre sans saisir la valeur d'exorcisme de ces modèles, parce que chez nous l'étoffe de la vie est si bien taillée, distribuée, cousue par l'habitude et les institutions que, faute d'espace, l'invention se confine en des fonctions décoratives et ne songe plus qu'à faire « plaisant », c'est-à-dire : n'importe quoi. Il en allait différemment ici ; être privé du nécessaire stimule, dans certaines limites, l'appétit de l'essentiel. La vie, encore indigente, n'avait que trop besoin de formes et les artistes – j'inclus dans ce terme tous les paysans qui savent tenir une flûte, ou peinturlurer leur charrette de somptueux entrelacs de couleurs – étaient respectés comme des intercesseurs ou des rebouteux.

Nicolas Bouvier, L'Usage du monde, 1963

4 commentaires:

  1. Merci.
    Son "Journal d'Aran" est une petite merveille.
    Jules

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    1. Le Journal d'Aran et Le Poisson scorpion sont dans une des piles au pied du lit…

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  2. Chez Bouvier, c'est immédiatement qu'il y a du style, ça ne loupe jamais. "Les melons chuintants" : admirable. La "Laideur fraternelle" indispensable pour nous relaxer aussi de notre société...
    On en le citera jamais assez. Les blogs de qualité sont chaque jour elixir de reverdie, pirouettes ou méandres, suivant l'adage extrait du "Journal d'Aran et d'autres lieux" :
    "un méandre de plus est ce qu'une rivière sait faire de mieux"
    Je me baignerai encore dans votre même fleuve. Alors merci.
    amitiés
    S

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    1. Par endroits, la baignade est parfois dangereuse, mais je vous espère excellente et indulgente nageuse ! Bien à vous, chère Sophie

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