dimanche 31 juillet 2016

La femme de l'homme qui aimait les femmes

via universalexports


- Tu as dû en décevoir quelques unes.
- Certainement...
- Combien ?
- Je ne sais pas : toutes celles qui se sont aperçu que, finalement, je n'étais qu'un homme… C'est l'être humain qui est décevant, les hommes comme les femmes.
- Ce n'est pas ce que je te demande.
- Tu me demandes quoi, au juste ?
- D'être ça, juste. Il y en a eu beaucoup ?
- Oui, si on compare avec le nombre d'amants que tu as eu. Non, si on tient compte du fait que, durant dix ans, j'ai vécu seul.
- Ça ne me donne aucune indication du nombre.
- Quel intérêt ? Ça t'avance à quoi ?
- Je veux savoir…
- J'ai tellement aimé les femmes, leur présence, leur parfum, me noyer dans leur corps, j'étais vraiment obsédé, c'était ma seule passion, pas forcément le sexe : l'état amoureux... J'ai fait des femmes ma perte.
- C'est quoi, ces sentences ?
- C'est quoi, ces questions ? C'est impossible d'y répondre ! Je n'ai pas envie de me mettre à compter, d'autant plus que j'en oublierais…
- …Toujours à te vanter !
- Ce n'est pas ça.
- Un peu quand même !
- Non, c'est la mémoire...
- C’est bien ce que je dis !
- Non, je ne pense pas à ces filles, tout simplement. Pas de mémoire sans oubli.
- Hein ?
- Si l'on n'a pas la capacité d'oublier, rien de nouveau n'arrive.
- C’est de toi ? On dirait du Comte-Sponville !
- Ce genre de questions produit ce genre de banalités. Ce que je voulais dire, c'est que l'oubli est constitutif de la mémoire. Contairement à ce que veulent nous faire croire Gougueule et Apeule. C’est pour cela que je t’aime.
- Je n’ai rien compris.
- Parce que tu n’as pas de smartphone, pas de compte fesse-bouc…
- Si, j’en ai un.
- Que tu as créé un jour où tu m'avais quitté et que tu n’alimentes jamais.
- C’est pour ça que tu m’aimes ? !
- Parce que tu n’es pas assujettie à cette grande entreprise de contrôle des esprits et des existences.
- Elles sont toutes parties ?
- Qui ?
- Les filles que tu as connues ?
- Mais pourquoi toutes ces questions ?! Attends, parenthèse, quand tu écris « les filles que tu as connues », tu accordes bien le participe au féminin pluriel ?
- Ben oui ! Remplace « que tu as connues » par « que tu as prises », tu verras ! Bon, tu me réponds ?
- C’était quoi, la question ? Il y en a tellement que je m’y perds.
- Les filles, elles sont toutes parties ?
- Plus ou moins.
- Parfois, c'était toi ?
- Tu n'as pas sommeil ?
- Pourquoi tu ne veux pas me raconter ?
- Parce que ça n'a aucun intérêt, que c'est vieux tout ça, enterré et qu'il se fait tard.
- J'aime bien quand tu me racontes des histoires.
- C'est ce que, justement, toutes ces filles me reprochaient...
- Tu les menais en bateau ?
- Elles n'avaient nullement besoin de quelqu'un pour ça.
- Elles partaient toutes seules ?
- J'avais à peine frotté, ça partait tout seul…
- Tu n'as pas peur de finir seul ?
- Seuls sont les indomptés.
- C'est le titre d'un film, non ?
- Et d'un livre.
- Avec Kirk Douglas ?
- Le livre ?
- Idiot !
- C'est l'histoire d'un type nostalgique de la légende de l'Ouest et qui, dans les années 1950, se balade toujours à cheval avec son chapeau de cow-boy, il finissent renversés, lui et sa jument, par un camion, sur une nationale, comme Piccoli dans Les Choses de la vie...
- Tu te vois comme ça ?
- Renversé par un camion ?
- Inadapté à la vie d'aujourd'hui, nostalgique d'un autre temps, tu te vois comme ça ?
- C'est bien plus simple : je ne me vois pas du tout. Pas nostalgique en tous cas. Et puis, les légendes…
- Toi, ce serait plutôt la légende du Saint-Buveur...
- C'est le titre d'un film, non ?
- Et d'un livre, si je ne me trompe...
- Exact, Joseph Roth. Et le film, Ermanno Olmi, si je me souviens bien, le réalisateur de Il Posto, excellent film. Mais La Légende du Saint-Buveur, c'était assez ennuyeux, dans mon souvenir. Je ne sais plus qui était l'acteur, un Allemand je crois. C'était tourné dans ton ancien quartier...
- Les Batignolles ?
- Un grand café aujourd'hui disparu, face à l'église. J'y allais parfois à l'époque, je l'avais reconnu sans mal en voyant le film.
- Tu faisais quoi dans le coin ?
- Je ne sais plus. Les librairies d'occasion, je crois.
- Si loin de chez toi ?
- J'avais du temps pour flâner, j'étais étudiant. J'ai dû parcourir tout Paris à pied dans ces années-là.
- Plus tard, quand on n'aura plus d'enfants, de chien, j'aimerais qu'on habite un studio à Paris et revivre une vie d'étudiants.
- On ne revit pas ce que l'on a vécu.
- Je sais bien, mais tu vois ce que je veux dire : se promener, passer sa journée au cinéma...
- ...traîner dans des cafés...
- ...Je n'ai jamais fait ça. Contrairement à toi.
- A 20 ans, les cafés, j'y allais pour lire.
- Tu vas me faire croire que les cafés est l'endroit idéal pour lire avec tout le boucan qu'il y a ? Avoue que c'était plutôt un plan de drague...
- Pas du tout.
- C'était pour être ivre, alors ?
- Ah non ! Pas une goutte d'alcool ! Je ne voulais pas ressembler à mon père.
- Tu t'es rattrapé depuis.
- C'est lui qui m'a rattrapé. Les chats ne font pas des chiens.
- C'est le contraire !
- Peut-être, mais l'envers est également vrai. C'est ce qui te fait penser que j'ai déçu beaucoup de filles ?
- Tes expressions approximatives ?
- Non, le fait que je ressemble à mon père.
- En quoi tu lui ressembles ?
- Je ne sais pas. Cet interrogatoire n'est-il pas parti de là ? L'image de l'homme : les cafés, l'alcool, les femmes, le foot, l'amour du film noir, des westerns… N'ayant pas de fortune à me léguer, mon père m'a transmis tout ce qui fait un homme. A l'ancienne, certes. Et j'ai longtemps voulu échapper à ça, j'en avais honte, mais ça a fini par me rattraper et je l'accepte, sans fierté mais je l'accepte. Comme lui, je me sens mieux dans un café, parmi mes semblables, que chez moi. C'est mon côté gitan, juif errant. Insoumis.
- Tu me fais peur !
- En fait, les filles que j'ai déçues, ce sont celles qui ne m'ont pas cru. Je n'ai jamais prétendu être autre chose. Mais certaines ne peuvent s'empêcher de fantasmer sur des qualités que je n'ai pas, des choses que je ne sais pas faire, imaginant un changement à leur contact…
- Parfois j'ai peur que tu regrettes ces temps où tu cumulais les rencontres. Qu'un jour, tu me trouves vieille et que tu t'échappes…
- Je suis un sentimental, baby, tu le sais bien.
- Et donc, quand tu étais étudiant, tu lisais dans les cafés…
- Oui, je t'assure, malgré le brouhaha, la fumée, les cafés, c'était toujours plus paisible que chez mes parents.
- A cause des engueulades ?
- Oui, des engueulades et des pleurs. Mes principaux refuges étaient la rue, les salles de ciné, et les cafés.
- Tu buvais quoi, alors, si tu ne touchais pas à l'alcool ?
- Des trucs atroces quand j'y pense…
Des cafés-crème, comme dans les chansons de Reggiani. Ou des jus de fruits industriels, acides et frelatés. Qui ont dû me flinguer l'estomac.
- Je croyais que c'était le stress qui expliquait tes problèmes de ventre.
- Les cafés-crème et les jus de fruits. Les filles, les cafés-crème et les jus de fruits ont eu raison de ma santé.
- Les filles, tu vois, tu y penses à ces filles du passé !
- Mais enfin, ma chérie, je plaisantais !
- Sur le fait que tu les avais oubliées ?
- Mais non, patate, sur le fait qu'elles étaient la cause de mon stress.
- Qu'est-ce qui est la cause de ton stress alors ?
- Les filles qui mènent ce genre d'interrogatoire !

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