mardi 28 juin 2016

Les preuves



Pour éviter les redites, il faut se relire, c'est-à-dire affronter une épreuve terrible pour un auteur : connaître l'ennui qu'ont dû subir tant de ses lecteurs au contact de ses livres.

Cioran

dimanche 26 juin 2016

Distribution directe

André Kertész via transiberiana

Gustin Sabayot, sans lui faire de tort, je peux bien répéter quand même qu’il s’arrachait pas les cheveux à propos des diagnostics. C’est sur les nuages qu’il s’orientait.
En quittant de chez lui il regardait d’abord tout en haut : «Ferdinand, qu’il me faisait, aujourd’hui ça sera sûrement des Rhumatismes ! Cent sous !»... Il lisait tout ça dans le ciel. Il se trompait jamais de beaucoup puisqu’il connaissait à fond la température et les tempéraments divers.
– «Ah ! voilà un coup de canicule après les fraîcheurs ! Retiens ! C’est du calomel tu peux le dire déjà ! La jaunisse est au fond de l’air ! Le vent a tourné... Nord sur l’Ouest ! Froid sur Averse !... C’est de la bronchite pendant quinze jours ! C’est même pas la peine qu’ils se dépiautent ! ... Si c’est moi qui commandais, je ferais les ordonnances dans mon lit !... Au fond Ferdinand dès qu’ils viennent c’est des bavardages !... Pour ceux qui en font commerce encore ça s’explique... mais nous autres ?... au Mois ?... À quoi ça rime ?... je les soignerais moi sans les voir tiens les pilons ! D’ici même ! Ils en étoufferont ni plus ni moins ! Ils vomiront pas davantage, ils seront pas moins jaunes, ni moins rouges, ni moins pâles, ni moins cons... C’est la vie !...» Pour avoir raison Gustin, il avait vraiment raison.
– «Tu les crois malades ?... Ça gémit... ça rote... ça titube... ça pustule... Tu veux vider ta salle d’attente ? Instantanément ? même de ceux qui s’en étranglent à se ramoner les glaviots ?... Propose un coup de cinéma !... un apéro gratuit en face !... tu vas voir combien qu’il t’en reste... S’ils viennent te relancer c’est d’abord parce qu’ils s’emmerdent. T’en vois pas un la veille des fêtes... Aux malheureux, retiens mon avis, c’est l’occupation qui manque, c’est pas la santé... Ce qu’ils veulent c’est que tu les distrayes, les émoustilles, les intrigues avec leurs renvois... leurs gaz... leurs craquements... que tu leur découvres des rapports... des fièvres... des gargouillages... des inédits !... Que tu t’étendes... que tu te passionnes... C’est pour ça que t’as des diplômes... Ah ! s’amuser avec sa mort tout pendant qu’il la fabrique, ça c’est tout l’Homme, Ferdinand ! Ils la garderont leur chaude-pisse, leur vérole, tous leurs tubercules. Ils en ont besoin ! Et leur vessie bien baveuse, le rectum en feu, tout ça n’a pas d’importance ! Mais si tu te donnes assez de mal, si tu sais les passionner, ils t’attendront pour mourir, c’est ta récompense ! Ils te relanceront jusqu’au bout. » Quand la pluie revenait un coup entre les cheminées de l’usine électrique : «Ferdinand ! qu’il m’annonçait, voilà les sciatiques !... S’il en vient pas dix aujourd’hui, je peux rendre mon papelard au Doyen!» Mais quand la suie rabattait vers nous de l’Est, qu’est le versant le plus sec, par-dessus les fours Bitronnelle, il s’écrasait une suie sur le nez : «Je veux être enculé ! tu m’entends ! si cette nuit même les pleurétiques crachent pas leurs caillots ! Merde à Dieu !... Je serai encore réveillé vingt fois !...»
Des soirs, il simplifiait tout. Il montait sur l’escabeau devant la colossale armoire aux échantillons. C’était la distribution directe, gratuite et pas solennelle de la pharmacie...
– «Vous avez des palpitations ? vous l’Haricot vert ? qu’il demandait à la miteuse. – J’en ai pas !... – Vous avez pas des aigreurs ?... Et des pertes ?... – Si ! un petit peu... – Alors prenez de ça où je pense... dans deux litres d’eau... ça vous fera un bien énorme !... Et les jointures ? Elles vous font mal !... Vous avez pas d’hémorroïdes ? Et à la selle on y va ?... Voilà des suppositoires Pepet !... Des vers aussi ? Avez remarqué ?... Tenez vingt-cinq gouttes miroboles... Au coucher !...»
Il proposait tous ses rayons... Y en avait pour tous les dérèglements, toutes les diathèses et les manies... Un malade c’est horriblement cupide. Du moment qu’il peut se jeter une saloperie dans le cornet il en demande pas davantage il est content de se trisser, il a grand-peur qu’onle rappelle.
Au coup du cadeau je l’ai vu moi, Gustin, rétrécir à dix minutes des consultations qu’auraient duré au moins deux heures conduites avec des précautions. Mais j’avais plus rien à apprendre sur la manière d’abréger. J’avais mon petit système à moi.

Louis-Ferdinand Céline, Mort à crédit, 1936

samedi 25 juin 2016

Et les vacances, abstinence !


Je m'installais à une table ; levant les yeux au plafond, je fus pris de panique : j'étais sous les ampoules électriques, j'aurais pu me croire dans mon souterrain. Je me relevais et sortis dans la rue, et pan ! je me cognai à un copain déjà complètement beurré ; il retourna immédiatement sa poche-poitrine et se mit à chercher longuement quelque chose dans ses papiers, puis il me tendit un certificat de police qui attestait sa sobriété, le soussigné n'a pas un gramme d'alcool dans le sang… Je le lui rendis, bien plié, et lui, ce copain dont j'avais oublié le nom, de m'expliquer par le menu qu'il avait voulu commencer une nouvelle vie, qu'il s'était mis au lait pendant deux jours… Ça le faisait tellement tituber que ce matin, son chef l'avait renvoyé chez lui pour ivresse en lui soustrayant deux jours sur ses vacances. Alors, il s'était rendu au poste pour se faire rendre justice, et les flics, voyant qu'il n'avait pas une goutte d'alccol dans le sang, avaient décroché leur téléphone et engueulé son patron, l'accusant de saper le moral d'un ouvrier. Après cela, il avait bu de joie toute la matinée en l'honneur de ce papier officiel prouvant noir sur blanc son abstinence…

Bohumil Hrabal, Une trop bruyante solitude
trad. du tchèque Anne-Marie Ducreux-Palenicek, 
éd. Robert Laffont, coll. Pavillons

jeudi 23 juin 2016

La vie et le reste



Les promenades en forêt
l'amour l'après-midi
les repas entre amis
la soûlographie seul
la faim tout payer

le vol les coups, les enthousiasmes et la tendresse
rien ne me manque j'ai tout connu
Les sommes naturellement enivré
l'idiote allégresse et le cul des filles
les cris les larmes le bonheur
d'une heure

la fête les promesses la détresse et la solitude
aussi

l'espoir l'avenir et la guerre intérieure
l'amour d'une mère l'absence d'un père
j'ai tout eu tout épuisé
rien calculé

La dépense et l'indifférence
la frime et le manque d'estime
jamais l'envie toujours l'ignorance et le manque d'aisance
jamais l'indifférence

jamais la tranquillité les pieds sur terre
la sagesse et la délicatesse
l'apparence au centre rien de tout cela
à trop vouloir grandir sortir être autrement
privilégier les contre-allées la soif d'apprendre 
j'ai fini par devenir trop différent fou rien
je ne veux plus foutez-moi la paix

il ne reste plus rien
j'arrive à la fin
la mort ricane
j'entends
prenez je suis prêt et puisé



mardi 21 juin 2016

Dans la presse aujourd'hui (ou hier) (ou demain)


Après Orlando, les dates des soldes d'été 2016

Apple rejette toute restriction sur les armes

Emmanuel Macron était-il en lien avec Fabien Clain ?

Le PCF s'interroge sur la création d'une garde nationale et civique

Hillary Clinton pourrait être interrogée dans l’ambassade d’Equateur à Londres

Après les attentats, l'Élysée et le PS veulent faire la révolution en milieu de terrain

Pollution : un Français sur cinq se dit prêt à pratiquer la torture

Les supporteurs croates accusent l'UE de mener une vraie politique de liquidation en Grèce

Jack Lang : six astuces pour booster son moral
Terrorisme : le tueur de Magnanville exclut à son tour de participer à la primaire à gauche

Roschdy Zem sera bien lancé le 1er septembre

Pour Jean-Marc Morandini, « le capitalisme et les religions » menacent la « promesse républicaine »

Julian Assange accusé de plagiat en Chine

Météo capricieuse : les particules s'infiltrent jusqu'au cœur

Les bonnes adresses de la mère infanticide
Débat - Didier Deschamps peut-il garantir le droit humain à l’eau potable et à l’assainissement pour tous ?

Le « système mafieux » de la chaîne d'info de France Télévision

Selon le FN, « La Fête de la musique crée un moment de communion collective »

Sondage : Souhaitez-vous que le PS reste dans l'Union européenne ?

Manuel Valls entre narcissisme et « sorcellerie »

James Galbraith, première femme candidate à la présidence

Le Congrès américain doit-il remplacer Matuidi par Sissoko ?

Quelles conséquences d’un éventuel Brexit pour les 65,3 millions de déracinés dans le monde ?



lundi 20 juin 2016

Pas facile tous les jours…



Ce qu'il faut de résignation ou de courage pour ne pas se briser ou se dissoudre, pour conserver sa figure et son identité !
Cioran

vendredi 17 juin 2016

Histoires, légendes, rumeurs et crimes…


Je m’appelle Paul Katrakilis et je suis docteur en médecine. Je n’ai jamais exercé. Je loue un appartement sur Hialeah Drive, je possède une vieille voiture aux planchers de dentelle, et un vieux bateau guère plus étanche, équipé, lui, d’un diesel Volvo auquel je confie régulièrement mon destin. Il est amarré dans une marina du sud de la ville sans eau ni électricité.
Je n’aime qu’une chose, la pelote basque, même si je suis né à Toulouse. On y construit tous les avions du monde et pourtant la plupart des pelotaris croient ou considèrent que cette ville est une sorte de lointaine banlieue de Bayonne ou de Guernica. Et quand un Philippin ou un Argentin me demande si, chez moi, il y a un grand Jaï-alaï, je ne peux que répondre : « Non, juste un fronton libre. »
L’hiver, à Miami, c’est la haute saison. Les Américains des grands lacs et des régions des plaines, les Canadiens grignotés par le froid, croient depuis toujours en l’été éternel de la Floride. Alors, ceints de leurs missels et de leur foi météorologique, ils remplissent les hôtels, les bars, les restaurants cubains, juifs, argentins, les casinos indiens séminoles, et les boîtes de nude girls qui fêtent Noël tous les soirs depuis que le monde est monde.
Le 19 décembre 1987, nous avions joué en matinée et rempli le Jaï-alaï le soir en multipliant les quinielas jusqu’à une heure du matin. Parfois la foule rugissait comme un moteur d’avion, à d’autres moments elle émettait un bruit de fond sourd et profond évoquant le ronronnement productif d’une usine au labeur. Et cette usine-là produisait de l’argent et toutes sortes de choses que peut contenir le monde mais qui ne se disent ni se montrent. Cette usine fabriquait aussi des histoires et des légendes, des rumeurs et des crimes.

Paul Katrakilis vit à Miami depuis quelques années. Il a beau y avoir connu le bonheur, rien n’y fait : il est complètement inadapté au monde. Même le jaï-alaï, cette variante de la pelote basque dont la beauté le transporte et qu’il pratique en professionnel, ne parvient plus à chasser le poids qui pèse sur ses épaules. L’appel du consulat de France lui annonçant la mort de son père le pousse à affronter le souvenir d’une famille qu’il a tenté en vain de laisser derrière lui.
Car les Katrakilis n’ont rien d’une famille banale : le grand-père, Spyridon, médecin de Staline, a fui autrefois l’URSS avec dans ses bagages une lamelle du cerveau du dictateur ; le père, Adrian, médecin lui aussi, était un homme insensible, sans vocation ; l’oncle Jules et la mère, Anna, ont vécu comme mari et femme dans la grande maison commune. En outre, cette famille semble, d’une manière ou d’une autre, vouée passionnément à sa propre extinction.
Paul doit maintenant se confronter à l’histoire tragique de son ascendance, se résoudre à vider la demeure. Jusqu’au moment où il tombe sur deux carnets noirs tenus par son père. Ils lui apprendront quel sens donner à son héritage. 

Voilà, ça s'appelle La Succession. Il suffit d'être encore un peu patient : ça ne sort qu'à la fin du mois d'août 2016 – une année qui ne sera donc pas totalement perdue ! 
C'est le nouveau roman de Jean-Paul Dubois dont on n'avait plus de nouvelles depuis Le Cas Snejder (on évitera d'aller en voir l'adaptation télévisuelle cinématographique). 
Tiens, quelque chose me dit qu'on va fêter ça, ce soir !

Sous silence

 

 

en parlant

Le brouhaha qu'en parlant les hommes 
émettent est si discret et doué de tant 
d'apparences et de dehors qu'on ne saurait 
trouver deux semblables brouhahas : les uns 
parlent gras comme roulement de pierres,
les autres mince, épandant une claire fange
ou de serviles fissures ; les uns prennent 
l'allure de verts adolescents, d'autres celle 
de putains ; certains, telles des barriques
emplies de merde dont aurait chu la bonde,
laissent le brouhaha sourdre lentement de 
leur gosier ; d'autres s'épuisent à lui donner 
plus grande onctuosité, et en ont les yeux
écarquillés ; d'autres le rendent agréable 
au regard, mais il est au toucher plein
de ronces et de chardons ; d'autres le font 
ployer comme un roseau dans le souffle
de leur pensée secrète et de leurs reins
fourbes ; et comment supporter cela ?
comment le passer sous silence ?

Patrik Ourednik, Le Silence aussi,
trad. du tchèque Benoît Meunier, éd. Allia, 2012

mercredi 15 juin 2016

Refusons la tolérance !


« Est-ce que nous ne sommes pas en chair et en os au contraire, remuant des idées comme si c'était de la dynamite, libres de nous lever, de nous coucher, de piquer nos crises de rage, d'avoir nos crises de bonté, tout un programme de vie en somme? Seulement, j'ai beau me tâter, faire le tour de mes glandes, jauger la moyenne de mes complexes, reconnaître la part de ma volonté, il n'empêche  que l'essentiel de ma vie se décide en dehors de moi. Quel que soit le total de l'opération, je ne suis en fin de compte qu'un rapport de bureau rédigé dans un style impersonnel sur des fiches indestructibles manipulées par des machines objectives. Alors pourquoi voulez-vous que je juge Catherine quand c'est la situation qu'il faut juger? Quand seule la Cité est justiciable? Quels que nous soyons, Dominique, nous ne sommes plus que tolérés, et le mieux que nous puissions faire est de refuser cette tolérance. » Mais nous ne dévoilerons rien de plus : car il t'appartient à toi, lectrice, lecteur, de faire l'expérience déconcertante de ce roman. Sache juste que tu vas y trouver de l'oppression et de la surveillance orwellienne, des administrations et des bureaux kafkaïens, des VRP, des fonctionnaires, des employés, des instituts nationaux, des hiérarchies déresponsabilisantes, des (mauvaises) blagues, des situations chaplinesques, des tours de force narratifs, des raisonnements abscons, de la logique absurde, et un long cri dénonçant l'acharnement que met l'ordre établi à broyer le moi. L'émancipation encore et toujours. Malaquais n'a jamais lâché le morceau.

Extrait de la préface signée Sebastián Cortès pour la réédition (en vert, quelle idée !)
du roman de Jean Malaquais, Le Gaffeur (1953),
éditions de l'échappée, coll. lampe-tempête, Paris, 2016

samedi 11 juin 2016

Sans espoir de salut


Le printemps capricieux comme une longue convalescence première partie, je tangue tango, j'ai cette musique dans la peau. J'erre du plumard au canapé avec ce que je fais passer pour une féline nonchalance tentant d'étouffer douleur et dépit au son de la voix de Susana Rinaldi. Personne n'a certainement mieux chanter qu'elle ces nostalgiques mélopées écrites par des hommes et contant les malheureuses amours des hommes – à l'exception de Eladia Blázquez, auteur et chanteuse, que la Tana n'a pas manqué de reprendre. 
Julio Cortázar confessait à son propos : «Je ne sais ce qu'il y a derrière ta voix. Je ne t'ai jamais vue. Tu es les disques qui hantent les nuits de cet arrondissement de Paris…» Il parlait du miracle de pouvoir renouveler ce genre ancien, évoquait l'art de la Rinaldi dans la mise à nu du corps souvent vulgaire du tango, sa capacité à recréer l'âme des faubourgs, la chronique des nuits d'amour, de ruptures, d'exil et de mort, un acte de pauvreté sans espoir de salut.  
Je flotte sur la toile et découvre ces images datant d'il y a quelques années. Combien de fois celle que l'on surnomme là-bas, à Buenos Aires, La Ritale (La Tana), née en 1935, a-t-elle interprété cette déchirante chanson de Gardel ? Peu importe, elle semble en effet la vivre et la réinventer en permanence. Dans cette mise en scène pour la télévision, soutenue par le ministère de l'Education argentin, Susana Rinaldi est entourée de Pablo Agri au violon, Daniel Falasca à la contrebasse, Juan Alberto Pugliano au piano, Mariano Cigna au bandoneón et Juan Carlos Cuacci, à la guitare et aux arrangements. Un régal de la Ritale.



Pour le plaisir, ce passage dans une émission de variétés des années 70, présenté par un autre exilé. Composé par Anibal Troilo et Edmundo Rivero, La Dernière cuite conte un pays toujours gris après l'alcool et des amours absentes.

vendredi 10 juin 2016

Pour saluer Marc Bernard


Orphelin à 14 ans, le Nîmois Léonard Marc Bernat devient ouvrier et entame très tôt une vie dans l'ombre, faite de galères, enthousiasmes, militantisme, mais aussi soleil, farniente et amours… Soutenu par Henri Barbusse au sein du journal Monde, puis par Jean Paulhan à La N.R.F., le jeune prolo devient l'écrivain Marc Bernard, et signe des livres lumineux et sincères. La réédition de quelques uns des ses textes ou la publication d'inédits, au Dilettante, dans la collection L'Imaginaire de Gallimard ou chez Finitude, offrent encore la possibilité de lire cet auteur singulier, presque confidentiel, qui rêve d'une littérature populaire, lue par les siens. 
« Ce qui compte avant toute chose, c'est la vie ; elle vient avant l'œuvre d'art. Je ne consentirai point à la souillure pour trouver des accents plus poignants. Je préfère chanter plus bas. », note-t-il dans son journal face aux attaques de son propre camp lors de la publication de son roman Anny, récit d'une passion amoureuse.
Une biographie passionnante consacrée à ce proche d'Henri Calet vient de paraître. Elle est due à Stéphane Bonnefoi qui, depuis une quinzaine d'années, remet en lumière les écrits et le destin de l'auteur de Pareil à des enfants…, autobiographie jugée immorale par sa ville natale et inattendu Prix Goncourt de 1942, attribué notamment par les collabos Sacha Guitry et René Benjamin. 
Quelques mois après cette grise distinction, Bernard note : « Au fond, je voudrais écrire des œuvres consolantes. Ce qui me fait croire que mon prochain livre sera atroce. » Marié à une juive autrichienne fuyant la Gestapo et ses zélés serviteurs français, Bernard ne cessera de crapahuter d'un refuge à l'autre, au prix de sa liberté et de la santé d'Else à qui, après sa mort en 1969, il consacrera tous ses derniers ouvrages. 

« Est-ce manque de générosité, d'enthousiasme ? Peut-être. Nihilisme plutôt, et regard sans indulgence sur notre condition humaine. Quoi qu'il en soit, et en un mot comme en cent, mes profondes joies ne viennent pas de l'homme, mais du retour à une vie primitive, où c'est le corps tout entier qui jouit. Mes maîtres à penser sont le soleil et la mer. Ma joie, en découvrant la neige, l'an dernier, au Tyrol, a été aussi sans mesure. J'étais pendant dix jours ivre de blancheur, de scintillement. Que peuvent m'apporter les hommes, comparé à ça ? », confesse-t-il à Paulhan, en 1954, courte période de bonheur sur les terres de son père, Majorque.


Stéphane Bonnefoi, Marc Bernard, La Volupté de l'effacement, éd. le murmure, 2016
Marc Bernard, Mayorquinas, L'Imaginaire, Gallimard, rééd. 2016
Marc Bernard, Vacances surprises, Finitude, 2016

mercredi 8 juin 2016

A la main


J’ai beaucoup de mal à parler de ma vie et de mes livres. Parce que ma vie se confond avec mes livres et que dans mes livres quand je parle de moi je confonds résolument ce que j’ai vécu et ce que j’ai rêvé et imaginé. J’ai toujours pensé aussi qu’un écrivain, parlant de lui, se devait de mentir - mais de « mentir-vrai » - comme le dit superbement Aragon. Est-il vrai, par exemple comme je l’écris dans mes Souvenirs littéraires, qu’à l’âge de sept ans, j’ai rencontré Jules Romains, de l’Académie Française, sur un quai de gare et que cet événement considérable a suscité en moi la naissance fulgurante d’une « vocation » ? Est-il vrai que j’ai rencontré le Bon Dieu dans une pissotière de Strasbourg, comme je le raconte dans l’une de mes Virginales, mon premier recueil de nouvelles, qui me valut d’emblée, comme je le voulais tant, d’être reconnu comme un écrivain, par et parmi les écrivains ? Ai-je vraiment conduit en voiture, à travers la France en guerre, un responsable du Front de Libération Nationale de l’Algérie, comme dans mon récit Le passager de la nuit. Ai-je vraiment vu des prêtres en soutane blanche enterrer dans le sable, en plein désert, le cadavre de ma sœur Enina ? Mais non ! Je ne suis jamais allé dans le désert et je n’ai jamais eu de sœur prénommée Enina sauf dans Les Saisons ! Tels sont quelques-uns des livres qu’au fil des ans, j’ai rêvés, imaginés ou vécus - mais surtout écrits, façonnés de mots en mots avec des voyelles et des consonnes. Et à la main ! Un peu comme un vannier façonne ses paniers et ses corbeilles avec le fol espoir d’attraper un peu de beauté...
Maurice Pons 




lundi 6 juin 2016

Ne pas avaler



Les Jeunes Filles
Oublie toutes les occasions de s'effaroucher
Et tout ce qui peut avoir trait à la musique de chambre
Les musées par les dimanches après-midi pluvieux, et cetera.
Les vieux maîtres. Tout ça.
Oublie les jeunes filles. Essaie de les oublier.
Les jeunes filles. Et tout ça.





Ce qu'a dit le docteur
Il a dit ça ne se présente pas bien
Il a dit ça se présente mal en fait vraiment mal
Il a dit j'en ai compté trente-deux sur un poumon avant
d'arrêter de les compter
j'ai dit je suis content je n'aurais pas eu envie de savoir
qu'il y en a encore plus que ça
il a dit est-ce que vous êtes religieux est-ce que vous vous agenouillez
dans les forêts pour vous laisser aller à demander de l'aide
quand vous arrivez près d'une chute d'eau
la brume soufflant sur votre visage et vos bras
vous arrêtez-vous pour demander de comprendre à ces moments-là
j'ai dit pas encore mais j'ai l'intention de commencer aujourd'hui
il a dit je suis vraiment désolé il a dit
je voudrais avoir un autre genre de nouvelle à vous apprendre
j'ai dit Amen et il a dit encore quelques mots
que je n'ai pas saisis et ne sachant quoi faire d'autre 
et n'ayant pas envie qu'il ait à les répéter
ni moi à les digérer entièrement
je l'ai seulement regardé 
pendant une minute et il a soutenu mon regard c'est alors que
levé d'un bond j'ai serré la main de cet homme qui venait de me donner
ce que nul autre sur Terre ne m'avait jamais donné
peut-être même que je l'ai remercié l'habitude étant si forte.


Raymond Carver, Poésie, Œuvres complètes 9, Ed. de l'Olivier

mercredi 1 juin 2016

Submergé


Il y a des êtres qui sont submergés par la réalité des autres, leur façon de parler, de croiser les jambes, d’allumer une cigarette. Englués dans la présence des autres. Un jour, plutôt une nuit, ils sont emportés dans le désir et la volonté d’un seul Autre. Ce qu’ils pensaient être s’évanouit. Ils se dissolvent et regardent leur reflet agir, obéir, emporté dans le cours inconnu des choses. Ils sont toujours en retard sur la volonté de l’Autre. Elle a toujours un temps d’avance. Ils ne la rattrapent jamais.
Ni soumission ni consentement, seulement l’effarement du réel qui fait tout juste se dire «qu’est-ce qui m’arrive» ou «c’est à moi que ça arrive» sauf qu’il n’y a plus de moi en cette circonstance, ou ce n’est plus le même déjà. Il n’y a plus que l’Autre, maître de la situation, des gestes, du moment qui suit, qu’il est seul à connaître.
Puis l’Autre s’en va, vous avez cessé de lui plaire, il ne vous trouve plus d’intérêt. Il vous abandonne avec le réel, par exemple une culotte souillée. Il ne s’occupe plus que de son temps à lui. Vous êtes seul avec votre habitude, déjà, d’obéir. Seul dans un temps sans maître.
D’autres ont beau jeu alors de vous circonvenir, de se précipiter dans votre vide, vous ne leur refusez rien, vous les sentez à peine. Vous attendez le Maître, qu’il vous fasse la grâce de vous toucher au moins une fois. Il le fait, une nuit, avec les pleins pouvoirs sur vous que tout votre être a suppliés. Le lendemain il n’est plus là. Peu importe, l’espérance de le retrouver est devenue votre raison de vivre, de vous habiller, de vous cultiver, de réussir vos examens. Il reviendra et vous serez digne de lui, plus même, vous l’éblouirez de votre différence en beauté, savoir, assurance, avec l’être indistinct que vous étiez auparavant.
Tout ce que vous faites est pour le Maître que vous vous êtes donné en secret. Mais, sans vous en rendre compte, en travaillant à votre propre valeur vous vous éloignez inexorablement de lui. Vous mesurez votre folie, vous ne voulez plus le revoir jamais. Vous vous jurez d’oublier tout et de ne jamais en parler à personne.

Annie Ernaux, Mémoire de fille, Gallimard, 2016