mercredi 18 mai 2016

Le goût du sang

Robert Doisneau


Il me semble naturel, voire significatif, que nous nous rendions dans un bar pour nous quereller. Les bars ont certainement été créés pour cela. Nous avons tous besoin d'être contredits, de nous enflammer pour presque rien et, si nous portons des manches longues, de pouvoir les retrousser. Avoir raison est une sorte de faim et la rassasier une obstination ancienne. Peu en importe le prix. La raison est la raison et nous l'aimons. Il nous plaît de croire qu'elle nous appartient. En fait, il ne s'agit pas seulement d'avoir raison, mais de la briguer. Si nous l'obtenons sans effort, nous avons tendance à la mépriser. Nous n'aimons pas qu'on nous l'accorde comme à n'importe quel crétin. Nous reprenons vie après un désaccord durant lequel, pour recouvrer nos forces, nous nous sommes tournés régulièrement vers le comptoir en disant : « Garçon, la même chose ! »
Peu importe la raison pour laquelle nous nous disputons. La passion qui est la nôtre lorsque nous tentons d'imposer notre raisonnement embrasse tous les sujets, du plus populaire au plus sophistiqué. Avait fait grand bruit il y a quelques années, l'arrestation dans l'Oural d'un ancien professeur suspecté d'avoir poignardé un ami lors d'une vive discussion sur les genres littéraires. Avant l'agression mortelle, ils avaient passé un temps à boire, en parfaite harmonie. Jusqu'au moment où la victime déclara en haussant maladroitement le ton que « la seule littérature authentique est la prose ». Son ami, qui pensait que cet honneur revenait à la poésie, ne put se retenir et d'un coup de couteau choisit de clore le débat. Il n'existe probablement pas de dispute mineure.
Sir Hugh Beaver sut comme personne tirer profit des querelles de bistrot. C'était un homme d'affaires, ne l'oublions pas. En 1954, à la tête de l'usine Guiness, lui vint une idée pour promouvoir sa bière. Après un dur travail de terrain, qui parfois comprenait de boire quelques coups, il finit par conclure que les gens, d'un verre à l'autre, s'évertuaient à avoir le dernier mot. C'est ainsi qu'il créa Le Livre Guiness des records, faisant autorité en cas de dispute. Beaver était persuadé qu'un tel ouvrage serait de grande valeur dans les pubs irlandais. Et il eut raison.
Nous trouvons dans la nature même du bar, si toutefois celle-ci existe, le désaccord, le feu, la passion. Karmelo Iribarren, l'un des poètes ayant le mieux introduit le bar dans la poésie, ou le contraire, a écrit il y a quelques années des textes éclairants à propos de l'appel à la guerre qui surgit devant tout comptoir. Ils surnagent encore. Dans un rythme palpitant, en des vers nullement affectés, à la manière d'un raclement de gorge, Iribarren évoque les villes devenues des lieux hostiles, solitaires et froids, sans une once de chaleur, mais dans lesquelles heureusement « restent encore les bars/ces lieux/obscurs/qui s'allument/lorsque tout le reste s'éteint/ces coins sans âme/dotés d'une véritable chaleur ;/qui sait/s'ils ne sont le dernier refuge/d'où l'on ouvrira de nouveau le feu ».
La raison connaît un mouvement perpétuel. Qui plus est dans un bar. Elle passe de mains en mains, elle va et vient, jusqu'à atteindre le comptoir et pouvoir enfin se reposer, laissant le barman faire son boulot. Pas un habitué ne lâche facilement prise. Aucun n'est préparé en quelque sorte à déclarer : « Tu as entièrement raison, je me suis complètement trompé ». Un renoncement sans condition, sans la moindre résistance, ferait l'objet d'une engueulade immédiate. Avoir raison sans livrer bataille a peu de valeur. Cela signifierait, j'en ai peur, la fin des bistrots, et qui sait, peut-être même la fin de la boisson. Moi, je reste très calme lorsque quelqu'un me dit : « Tu n'y comprends strictement rien ! » L'être humain, comme l'affirmait Kant, aspire peut-être à l'harmonie et à la tranquillité, mais la Nature sait davantage ce qui est bon pour l'espèce, et cela s'appelle la discorde. La paix que chacun cherche dans un bar est justement la confrontation avec les autres. Un autre poème d'Iribarren illustre parfaitement la guerre qui habite intérieurement tout client de bar : « Le type but/son verre/d'un trait/et regarda autour de lui./Il n'y avait plus personne/et/d'une claque il écrasa/une mouche/paya/et partit en quête/de sang/dans un autre bar ».
Juan Tallón, Garçon, la même chose !,
chronique parue dans El Progreso le 14 mai 2016
traduction maison

3 commentaires:

  1. "La paix que chacun cherche dans un bar est justement la confrontation avec les autres."
    Chercher la paix est difficile, au comptoir il y a toujours quelqu'un pour vous interroger du regard: "J'ai bien raison, n'est-ce pas?" 10 fois sur 10 c'est un réac raciste.

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    1. N'exagérons rien... On compte également pas mal de cons chez ceux qui se disent anti-raciste, de gauche, progressiste, écolo, bref, con-cerné...

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  2. J'ai un ami, hidalgo ombrageux, que ce goût du sang tenaille... doublement... lorsqu'on se rend dans un bar... à foot.

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