vendredi 11 mars 2016

Y'a plus rien !





- L'usure.
- Mais encore ?
- Rien de plus, c'est déjà pas mal.
- Vous aviez l'air tellement heureux ensemble...
- Il paraît, oui. Mais apparemment, ça ne suffit pas.
- Ça s'est fait comment ?
- Tu sais, un coup d'éclat et on finit par se dire des choses que l'on ne pense pas forcément...
- ...Des deux côtés ?
- Oui, c'est bien plus drôle. Tout en pensant que l'autre, ce que l'on ne pense pas mais que l'on dit sur le coup de la colère, lui, elle en l'occurrence, elle les pense vraiment.
- Je ne sais pas si j'ai bien compris.
- J'imagine...
- On en reprend une ?
- Oh oui ! D'autant que plus personne ne m'attend...
- Y'avait quoi à l'origine de cette colère ?
- Un incident stupide, tu vas rire...
- J'aimerais bien.
- Une histoire de portable.
- De téléphone ?
- Oui.
- Tu as fouillé son téléphone et lu ce que tu n'aurais pas dû !
- J'aurais dû.
- Ben non. C'est vraiment pas le genre de choses à faire.
- Si, si, j'aurais dû le faire. J'aurais certainement appris quelque chose.
- Quel genre ?
- Masculin.
- Elle a un mec ?
- Je ne sais pas, j'ai pas fouillé son téléphone.
- Ah, j'ai cru, tu parlais d'une histoire de portable...
- Elle l'avait oublié.
- Le mec ?
- Quel mec ?
- Le mec avec lequel elle a eu une histoire ?
- Elle a eu une histoire ?
- Je n'en sais rien, moi ! A toi de me dire. Qu'est-ce qu'elle a oublié, alors ?
- Son téléphone.
- Où ça ?
- A la maison.
- Ben alors, tu aurais très bien pu le fouiller.
- Je croyais qu'il ne fallait pas !
- Mais puisqu'elle l'avait oublié à la maison, je ne vois pas ce qui t'en a empêché... 
- Je n'y étais pas.
- Toi aussi ?
- Moi aussi quoi ?
- Toi aussi tu as quelqu'un ?
- Pourquoi moi aussi ? Toi, tu sais quelque chose que je ne sais pas !
- Non, je veux dire... Enfin, je ne comprends plus rien.
- C'est simple.
- Ah...
- Tu sais, cette expo qu'on devait éventuellement aller voir ensemble...
- Oui, je m'en souviens...
- Eh bien, c'était le dernier jour.
- Tu le savais déjà ?
- Je savais quoi ?
- Que c'était votre dernier jour...
- ...Je parlais de l'expo. On a hésité. Ces grosses expos, t'as un peu la flemme quand même. Et puis, ça s'étale sur une telle durée que tu te dis Ne nous pressons pas...
- Et soudain, tu réalises que c'est le dernier jour.
- Et là, t'es obligé de te presser.
- Ou pas.
- Arrête de parler comme ça, ça me rappelle trop les tics de notre époque ! 
- Ok, Ok, ne t'énerve pas ! Donc, quand tu te rends compte que c'est le dernier jour...
- On s'est dit qu'en y allant à l'heure du déjeuner, on avait peut-être une chance de ne pas trop faire la queue.
- C'est là qu'elle a appelé ma femme.
- Exact, et on est parti, précipitamment.
- Et elle a oublié son portable.
- Voilà, tu y es !
- Parce que je me souviens que c'est de ton téléphone qu'elle a appelé ma femme une fois arrivée au musée.
- Oui, parce qu'elle avait oublié le sien à la maison.
- J'ai compris, j'ai compris. Je me souviens que ma femme a hésité à décrocher quand elle a vu apparaître le nom du correspondant.
- Le mien ?
- Oui, comment tu sais ?
- Je vais peut-être passer à quelque chose de plus sérieux. En termes d'alcool, je parle, hein ! Ils ont un bon whisky ici. Tu le fais exprès ou quoi ?
- Oui, bien sûr, pardon, j'avais encore décroché, je crois que j'ai un petit coup dans le nez, là.
- "Un petit coup dans le nez", plus personne ne parle comme ça.
- Je croyais que tu n'aimais pas la façon dont on parle aujourd'hui !
- Ta femme, elle ne m'aime pas trop, hein ?
- Si je suis sincère...
- ...Tu en as déjà trop dit.
- C'est pas ça... 
- Bref, tout va bien, on arrive : quasiment personne devant le musée, on se dit qu'on a eu une excellente idée, on prend nos places. Et on se dirige vers les salles. Et là, un monde fou ! Ta femme annonce à la mienne, sur mon portable, que c'est chaud pour vous, mais que vous ferez tout pour venir. On voit l'expo en jouant des coudes devant chaque tableau. Je décide, contrairement à mon habitude, de ne pas lire les textes collés à l'entrée de chaque salle, et pour une fois, je suis le plus rapide, je fais ça au pas de course, un peu Bande à part.
- Tu sentais déjà quelque chose ?
- Comme quoi ?
- Je sais pas, c'est toi qui parle de faire bande à part.
- Bande à part, le film de Godard !
- Oh, moi, Godard...
- Il y a le pari de traverser le Louvre en un temps record.
- Le Louvre ? Je croyais que c'était à Orsay, cette expo.
- Je te parle du Godard.
- Je vais prendre comme toi, finalement. C'est vrai qu'il est pas mal leur petit whisky.
- Donc, tu imagines, la visite horrible, avec tout ce monde, je manque de me trouver mal, tu vois, et je la perds de vue. J'essaie de me frayer un chemin pour revenir en arrière une fois que j'ai tout vu.
- Et tu la retrouves avec un mec !
- Quel mec ?! Ma parole, c'est une obsession !
- Je sais pas moi, j'essaie de comprendre.
- Non, elle me dit que tout ce monde, ça ne la dérange pas, qu'elle est contente de voir cette expo finalement. Je lui dis simplement que moi, j'étouffe et l'attends dehors. Je m'extirpe de là-dedans comme je peux, m'attarde un peu sur la boutique de produits dérivés mais culturels qu'ils placent juste à la sortie, et décide d'aller chercher un distributeur. Tu comprends, dans la précipitation, je n'ai pas retiré d'argent sur le chemin et je tiens à lui rembourser les entrées, la pauvre, elle est tout le temps à découvert. Mais va trouver un distributeur dans le coin. Je m'en fous, je suis dehors. Il fait froid, mais je respire. Je prends la rue Bellechasse, rien. J'arrive boulevard Saint-Germain, rien, mais je m'en fous, je marche, je respire. Arrivé rue du Bac, une banque. Je retire le fric. Et je l'appelle pour lui demander où elle veut qu'on se retrouve parce que tant que je suis là, j'ai envie de descendre à l'Ecume des pages.
- Je connais pas ce bar...
- Normal, c'est une librairie. La dernière de Saint-Germain. 
- Moi, tu sais, les librairies...
- Oui, je sais. Bon, je flanne tranquille. Je me dis que c'est bien qu'après l'expo, elle me rejoigne là-bas et qu'on se balade ensemble, comme quand on était jeunes, insouciants, un dimanche après-midi à Paris... J'arrive dans la librairie, un monde fou, là aussi. 
- J'ai remarqué ça dans les pharmacies. Le dimanche, tout le monde prend d'assaut les urgences et les pharmacies. Comme si les symptômes surgissaient pour tout le monde le dimanche !
- Pareil pour la librairie, comme si tout le monde se découvrait lecteur le dimanche ! Bref, je ne trouve pas le livre que je cherchais et je reçois un message de ta femme qui me dit que finalement vous ne viendrez pas. 
- Oh putain !
- Voilà, tu as compris. 
- Ah oui, j'avais oublié, dis !
- Normal, t'es raide, là. Mais moi, je n'avais rien bu ce jour-là. Et il me faut encore cinq bonnes minutes pour me rappeler qu'elle a oublié son téléphone à la maison. Je t'avoue même que je tente de la rappeler parce que je commence à m'inquiéter de ne pas avoir de ses nouvelles, tu vois... 
- Tu te demandes si elle a pas rencontré son mec finalement...
- Oui, si tu veux...
- Putain, la connaissant, elle n'a pas dû apprécier.
- Imagine la situation. Je me dis que retourner au musée va me prendre au bas mot vingt minutes, que ça fait bientôt une heure que j'en suis sorti, qu'elle doit trépigner sur place parce qu'elle ne me trouve pas à la sortie, qu'elle ne peut pas me joindre...
- Ben si, tu as un téléphone, toi !
- Mais pas elle !
- Les cabines, les cafés, ça existe. Elle peut en emprunter un à quelqu'un...
- C'est vrai, je n'y avais pas pensé. Toujours est-il que je décide de lui laisser un énième message.
- En sachant qu'elle n'avait pas son portable ?
- Oui, pour m'excuser platement. Lui dire que je rentre, parce que j'imagine qu'elle en a fait autant de son côté, qu'elle sera à la maison avant moi, aura mes messages, comprendra, m'en voudra, mais comprendra.
- Mais la rancoeur l'a emporté...
- Oui, elle m'a reproché de l'avoir oubliée. Moi, l'oublier ? Alors que je n'ai pas arrêté de l'appeler, de lui laisser des messages, d'imaginer qu'on se promenerait ensemble comme avant. J'ai juste oublié ce satané portable qu'elle avait oublié.
- En fait, tout est de sa faute !
- Faut pas exagérer non plus. Ça a dégénéré en tous cas. J'ai essayé de plaider un alzheimer précoce, mais elle n'a rien voulu entendre. Et voilà où nous en sommes.
- Je te dirais bien de venir dormir à la maison, mais...
- Oui, je sais : ta femme...
- En ce moment, elle est un peu tendue... Une dernière, pour la route ?
- Elle est au courant ?
- Oui, elle t'en veut, je crois. Mais ça ne l'étonne qu'à moitié...
- Tu sais ce qui manque ici ? Un juke box !
- Ou un flipper, tu te souviens des flippers ?
- Même pas un baby-foot ! Y'a plus rien. Ils nous ont rien laissé, mon pauvre Richard !
- Faut que tu l'oublies, maintenant.
- Ils vont nous pourrir la vie encore longtemps avec leurs téléphones ?




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