Un soir au bar

Elliott Erwitt

- Tu te souviens ?
- ...
- Tu ne te souviens pas ! Carole.
- Carole ?
- C'est mon nom.
- Oui, oui.
- Tu te souviens !
- Non, non, je disais Oui, oui, pour dire que j'avais compris que c'était ton nom. On se connaît d'où ?
- Incroyables, les mecs. C'était pourtant il y a pas très longtemps.
- Tu dois confondre... 
- J'ai vieilli tant que ça ?
- Ben, je sais pas...  C'était quand, tu dis ?
- Je dirais cinq ans. Oui, c'est ça. C'était le début du printemps comme en ce moment.
- Tu me fais marcher...
- ...Bar de l'Espérance, à Montreuil.
- Bar de l'Espérance ?
- Tu habites bien Montreuil ?
- Oui. Mais...
- On a bu un verre à la fin du concert et ensuite, on est allé chez toi, en face du café.
- C'est qui On ?
- T'es con ou quoi ? Bon allez, laisse tomber.
- T'as changé quelque chose ? Ta couleur de cheveux ? 
- Non, c'est la même qu'à l'époque.
- T'as refait ton nez ?
- Pas du tout ! C'est pas grave, laisse tomber.
- Attends. On avait bu combien de verres ?
- Un seul.
- Comment j'ai pu oublier ça ? Emmener une fille chez moi après lui avoir payé un verre...
- C'est moi qui l'ai payé.
- Oui, mais quand même.
- Et c'est moi qui ai pris l'initiative !
- Ah...
- Parce que si je t'avais attendu, on y serait encore...
- Et ça t'arrive souvent ?
- Pas vraiment, c'est pour ça que je me souviens de toi !
- Ben, je suis désolé. Je ne sais pas à quoi c'est dû...
- Tant pis, passe une bonne soirée.
- Attends.
- Je suis pressée.
- Tu ne vas pas disparaître comme ça, après m'avoir troublé avec cette histoire...
- A l'époque, je n'avais pas eu besoin d'histoire pour te troubler...
- J'étais troublé ?
- Oui, je m'en souviens parfaitement.
- Troublé dans quel sens ?
- Rassure-toi, tout s'est bien passé. Bon, je dois y aller, on m'attend. J'étais juste entrée pour acheter des cigarettes.
- Et je deviens quoi, moi ?!
- Ce que tu étais avant qu'on se recroise.
- Raconte-moi quand même autre chose. Un détail qui me remémore cette soirée par exemple. Tu fais quoi, dans la vie ?
- Tu ne l'as jamais su.
- Donc, ça ne peut pas m'aider... Tu portais quoi, ce soir-là ?
- Chez toi ? Pas grand-chose...
- Non, non, avant.
- Une robe de printemps. Avec des fleurs et des papillons.
- Jaune ?
- Non, quelle horreur ! Bleue.
- Aucun souvenir...
- Tu te souviens d'autres événements qui se sont déroulés il y a cinq ans ?
- Oui, sûrement.
- Lesquels ?
- Je ne sais pas... 2011, c'est ça ?
- Allez, je te laisse. J'ai pas le temps de jouer avec toi au petit jeu des souvenirs.
- Attends, tu vas où ? Je peux t'accompagner ?
- Ma voiture est à deux rues d'ici, mon mec m'attend dedans. T'as retrouvé 2011 ?
-  Je ne vois pas, comme ça...
- Dingue !
- J'ai l'impression mortelle que les jours s'écoulent uniformément dans un long flot interminable qu'on remarque à peine. Je ne fais aucune distinction entre 2011, 2009 ou 2013... 
- Prends des notes !
- Ou du sirop d'érable.
- Du sirop d'érable ?
- Oui, un ami m'a appris récemment que des études révèlent que le sirop d'érable aiderait à lutter contre la maladie d'alzheimer.
- T'aurais dû t'y mettre avant !
- Je ne l'ai appris que récemment.
- Ta maladie ?
- Non, les bienfaits du sirop d'érable.
- T'as quel âge ?
- 50.
- T'as pas de chance.
- Si, la preuve.
- A l'époque, j'étais libre. Aujourd'hui, ce n'est plus le cas.
- Mais cette rencontre, ce soir... Il doit y avoir un sens.
- Le hasard.
- Objectif ?
- Sûrement.
- Attends, on va pas se quitter comme ça, Carole. J'en fais quoi, de cette rencontre ?
- Un souvenir.  
- Un souvenir de non-souvenir ?
- C'est peut-être ceux-là qu'on n'oublie pas. Mais pense quand même au sirop d'érable...