samedi 13 février 2016

Cioran et L'Origine du monde




- Je peux vous aider ?
- Vous travaillez ici ?
- Non, mais je vous ai observée errer dans les rayons, l'air perdu parmi tous ces livres.
- C'est peut-être mon air qui est perdu. Moi, je ne le suis pas.
- Si j'en juge par les livres que vous avez choisis, il est difficile de le nier. 
- Je vous assure que non, tout va bien.
- Alors, vous aimez lire n'importe quoi.
- Ce n'est pas n'importe quoi.
- Le tout-venant de cette production de masse.
- Vous êtes bien sûr de vous.
- Moins que vous ne l'êtes.
- J'ai lu de bonnes critiques...
- C'est bien ce que je disais.
- C'est-à-dire ?
- Vous choisissez les livres recensés, encensés par la masse des journalistes.
- Ils sont là pour ça.
- Ces livres ?
- Les journalistes.
- Vous croyez ?
- Il faut bien que quelqu'un nous guide un peu.
- C'est ce que je me proposais de faire.
- Pourquoi vous ferais-je confiance et comment allez-vous vous y prendre ?
- Laissez-moi faire, si vous le permettez.
- Allez-y. 
- Vous attendez quoi d'un livre ?
- C'est ça, votre méthode ?
- Répondez-moi. 
- Je ne sais pas au juste.
- Qu'il vous surprenne ? Qu'il vous bouleverse ?
- Pas forcément.
- Je vois.
- Vous voyez quoi ?
- Vous ne voulez pas de surprise, pas de bouleversement... Vous ne voulez pas être secouée.
- Pas par un livre.
- A force de lire ce que tout le monde lit, on finit par penser comme tout le monde pense. Cioran disait qu'un livre doit nous fustiger.
- Qui ça ?
- Alors, c'est à ce point ?
- Quel point ? Vous citez quelqu'un que je ne connais pas.
- Cioran ?
- Peut-être. Qui est-ce ?
- Un grand auteur comique.
- Je n'aime pas les comiques. Je suppose que c'est pour cela que je ne le connais pas.
- Il n'était pas que comique.
- Il faudrait savoir.
- Il faudrait, oui. Vous croyez qu'un homme se définit par un seul adjectif ?
- Je n'ai pas dit ça.
- Vous voulez que je vous parle de lui ?
- De qui ?
- De Cioran. 
- Non, dites-moi ce qu'il disait à propos des livres.
- Qu'ils devaient nous fustiger ?
- Je ne connais pas la signification de ce mot. C'est sexuel ?
- Pas forcément. Ça doit venir du latin.
- Je me fiche de savoir d'où ça vient, je veux savoir où ça va et ce que ça veut dire.
- Frapper, donner des coups de bâton...
- Un livre ?
- Oui, un livre doit être singulier, nous secouer, sinon, autant lire Pif gadget.
- Un autre comique ?
- Oui, mais moins accessible.
- Dites-moi alors ce qui m'est accessible, selon vous.
- Tout, a priori.
- Bonne nouvelle !
- Sauf si vous vous contentez de suivre ce que les professionnels nous recommandent.
- Et pouquoi donc ?
- Ils ne lisent pas les livres dont ils nous parlent.
- Qu'en savez-vous ?
- C'est impossible.
- C'est absurde.
- Quoi donc ?
- Vous affirmez quelque chose, puis vous dites que c'est impossible de le savoir.
- Ah bon ?
- Cette conversation est absurde.
- Entièrement ?
- Il me semble, oui. Prouvez-moi le contraire.
- Reprenons, vous allez comprendre.
- Vous êtes bien sûr de vous.
- Ça, vous l'avez déjà dit.
- Je vous écoute.
- Je sais. Vous n'êtes pas sans savoir que nous sommes submergés par une suproduction de livres.
- Ça, vous l'avez déjà dit !
- Oui, eh bien, soyons sérieux : il est proprement impossible pour les journalistes de lire l'ensemble de cette production.
- C'est leur boulot, de lire...
- Non, leur boulot, c'est de remplir des pages, vous êtes bien d'accord ?
- On peut voir ça comme ça.
- C'est comme ça. Ils n'ont donc pas le temps de lire. Une journée n'a que 24 heures.
- J'ai du mal à saisir votre démonstration.
- Le boulot des journalistes est d'écrire, dans le meilleur des cas. Ils cherchent donc quoi écrire. Ils ont une pile de bouquins devant eux, la flemme de tout lire...
- Pourquoi auraient-ils la flemme ?
- Parce qu'ils sont submergés, par les messages de toute sorte, par les papiers à faire, ils travaillent en sous-effectif, en urgence, et, de plus, ils sont mal payés pour tout cela...
- Pas tous, j'imagine.
- Même ceux qui sont bien payés considèrent qu'ils ne le sont pas assez.
- Soit. Continuez votre démonstration.
- Il faut faire au plus vite. Pas se prendre la tête, comme on dit aujourd'hui. Le journaliste choisit les livres dont tout le monde parle, dont lui a parlé l'attachée de presse, un collègue, un auteur qu'il connaît, peut-être qu'il a déjà lu, ou déjà chroniqué... Il survole le bouquin, lit deux-trois pages, et finit par trouver le sujet de son article. Le reste de la journée est passé à broder autour de son sujet. Et ainsi de suite.
- Vous vous faites une drôle d'idée de ce boulot.
- C'est un boulot comme un autre.
- Pourquoi les livres que j'ai choisis seraient-ils plus mauvais que le reste de la production ?
- Je n'ai pas dit cela. J'ai dit que c'était le tout-venant. Et qu'il est dommage d'être dans une librairie comme celle-ci, une espèce en voie de disparition, et de se contenter d'acheter ce que vous trouvez au supermarché.
- Je n'achète pas de livres au supermarché.
- Mais vous y achetez des aliments industriels sans saveur, comme ces livres.
- Le supermarché, on y trouve tout, c'est ouvert jusqu'à 22h, c'est pratique... 
- Et donc, vous lisez pratique aussi. Une belle fille comme vous devrait se nourrir autrement.
- OK, je repose un de ces livres et vous m'en conseillez un autre.
- Si j'étais vous, je reposerais tout.
- Ben, non, quand même !
- Venez par là.
- On est où, là ? Littérature allemande ?
- Voilà, essayez ça : L'Origine.
- L'origine de quoi ? L'origine du monde ?
- L'Origine, tout court. C'est le titre. 
- Ça va, c'est petit.
- En apparence. En apparence seulement !
- Ouh la ! J'aime pas comment c'est écrit.
- Ne faites pas la journaliste.
- Mais, regardez, il n'y a pas de paragraphes ! Ça a l'air étouffant.
- C'est parce qu'il était asthmatique.
- Allemand et ashmatique ?
- Autrichien.
- Je ne savais pas... Je veux dire, je n'ai jamais lu d'écrivain autrichien : ils écrivent tous comme ça, là-bas ?
- Ne vous faites pas plus bête que vous l'êtes.
- Comment pouvez-vous croire que je vais aimer ce livre ?
- Il ne s'agit pas d'aimer, mais de découvrir une terre insoupçonnée de vous, que vous pourrez difficilement quitter. Après cela, tout le reste vous paraîtra fadasse.
- Comment vous dire si vous vous trompez ou pas ?
- Je ne sais pas.
- Après ce numéro, vous allez peut-être me laisser votre 06.
- Ce n'était pas mon intention, je vous l'assure.
- C'est la mienne.
- Que vous repartiez avec L'Origine suffit à mon bonheur.
- Si vous me laissez votre numéro, je pourrais vous montrer mon Origine à moi.

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