mardi 8 décembre 2015

La fin du courage




- Je parie que tu n'es même pas allé voter dimanche.
- Gagné.
- Après, tu te permets de donner des...
- ...J'étais complètement bloqué.
- Par l'enjeu ?
- Par les vieux os de mon dos. Impossible de bouger, de faire deux pas. Je ne tenais ni debout ni assis.
- C'est drôle, en te voyant marcher un peu de traviole quand tu es arrivé, je pensais que tu avais commencé l'apéro plus tôt, ailleurs...
- Plus tôt, j'étais à l'hosto.
- Carrément ?
- Pour voir ma mère.
- Ah, je pensais que c'était pour ton dos.
- Pour mon dos, j'ai vu un ostéo.
- A l'hosto ?
- Non, en urgence, rue Villiers de l'Isle-Adam.
- Un abus d'amour suprême ?
- Monsieur a des lettres...
- Des souvenirs de jeunesse... Et alors ?
- Alors quoi ? Ma mère ? Mon dos ? Le FN ?
- Il t'a dit quoi, ton ostéo ?
- Que ça devait arriver...
- L'âge ?
- La soumission.
- Elle est dominatrice, ta gonzesse ?
- C'est une obsession chez toi ? Je parlais de mon travail - ennuyeux et assis.
- Le mal du siècle, diraient L'Express ou Le Point.
- Exact : le dos, l'immobilier, les djihadistes, Sarkozy, la franc-maçonnerie, les fonctionnaires, Marine, Onfray... sujets chéris de ces connards de canards.
- Et ta mère ?
- Elle ne risque pas de faire la une des hebdos.
- Elle est dans le même hosto que l'an dernier ?
- Oui, ça m'a fait plaisir d'y retourner.
- Tu plaisantes ?
- Pas du tout. Je sais qu'on s'est bien occupé d'elle l'an dernier. Et puis, cette traversée du bois, le soir...
- Avec ton dos ?
- Non, en scooter !
- Je voulais dire le bois, avec ton dos, ça n'est pas très recommandé. Les camionnettes n'étant pas très confortables. 
- Je vois... 
- Je reconnais que ce n'était pas très drôle. Elle est pour moi, cette tournée.
- C'est vrai, je me disais ça en longeant le zoo : où sont passées les camionnettes ?
- Y'en a plus ?
- Je me souviens que l'an dernier, j'en voyais une tous les cinquante mètres.
- L'état d'urgence, peut-être... Le grand nettoyage avant la Cop21... Attends, je regarde.
- Cette manie de tout gougueuliser ! T'as tapé quoi ?
- Camionnettes du bois... Mais ça ne parle que du bois de Boulogne où elles ont été interdites en 2013, apparemment.
- Pourquoi n'auraient-ils pas fait la même chose à Vincennes ?
- Tout se perd.
- C'était quand même assez sordide.
- Faut bien vivre. Elles comptent peut-être parmi les électeurs du FN.
- Va savoir. Toutes ces personnes qui se sentent délaissées, que dis-je, méprisées par la droite comme par la soi-disant gauche, fallait bien que ça arrive.
- Comme pour ton dos.
- On fait semblant d'être surpris, comme à chaque élection depuis des années... Et demain, le PS appelera à voter UMP !
- LR ! J'entendais à la radio, ce matin, une analyse...
- ...Ils sont forts pour les analyses post-élections !
- Attends ! Le mec - je ne sais plus qui c'était...
- ...Un expert quelconque...
- Laisse-moi parler, bordel ! Le mec disait donc que pour ces électeurs, le vote FN était le seul moment où ils pouvaient s'exprimer, leur seule liberté.
- L'illusion de la liberté !
- Peut-être, mais quand même, j'ai bien aimé cette idée.
- Mais c'est pareil pour tous ceux qui votent, tu ne crois pas ? Croire que l'on a un pouvoir.
- Certes, mais c'est quand même mieux que de ne pas se déplacer.
- J'étais bloqué !
- Sinon, bien entendu, tu y serais allé.
- Non.
- Tu vois ?
- Je vois quoi ?
- On en reprend une ?
- La dernière, alors. Faut que je suive un peu les conseils de l'ostéo.
- Il t'a interdit de boire ?!
- Il m'a conseillé de ne pas rester trop longtemps dans la même position. Faut retrouver le mouvement.
- C'est tout ?
- Eviter les gestes brusques, ne pas porter de poids, ne pas rester assis plus de 3/4 d'heure, me déplacer avec prudence. Tout en ne pensant pas à la douleur.
- C'est un marrant, non ?
- Il était très sérieux. 
- Je veux dire que pour éviter les gestes brusques, les poids, t'es obligé de penser à ta douleur. Tu ne faisais pas de la gym ?
- Oui, mais j'ai arrêté. L'an dernier, le jour de mon accident, je m'étais dit : ce soir, je vais me réinscrire à la gym.
- Il ne t'a pas demandé si tu faisais du sport ?
- Bien sûr. Il m'a demandé si j'étais tombé aussi. Je lui ai montré mon casque.
- Tu ne lui as pas parlé de ton passé de gardien de but ? Quand tu t'échinais à être Yachine pour plaire à ton père ?
- Tiens, je n'y ai pas pensé.
- Je pense que t'as dû t'esquinter le corps avec tous ces plongeons.
- On ne devrait jouer au foot que pour gagner du fric.
- C'est ce que pense toute une nouvelle génération de joueurs.
- T'es pas un peu dans la caricature ?
- C'est toi qui a lancé le débat là-dessus.
- Je disais juste qu'il était absurde d'esquinter son corps pour le plaisir, en amateur. Les pros, avec le fric que ça rapporte, peuvent se payer les meilleurs soins.
- Ta mère aussi. 
- Ma mère qui, toute sa vie, a été femme de ménage dans des demeures bourgeoises, maintenant qu'elle pourrait profiter de sa retraite, passe son temps malade et mal foutue. 
- Comme les footballeurs professionnels, en fin de compte.
- Pareil. Au compte en banque près.
- Mais c'est pas elle qui irait voter FN.
- Je ne pense pas, non. Même si elle n'a pas suivi d'études, a vécu dans la dèche, elle n'irait jamais faire cette connerie. De toute façon, comme tu le sais, elle n'a pas le droit de voter.
- Elle allait bien ?
- Oui, elle m'a étonné. Opérée jeudi et là, je la voyais se déplacer, aller aux toilettes avec ses cannes, elle marchait mieux que moi.
- Elle est courageuse.
- C'est ce que me disait sa voisine de chambre. Elle était contente d'être tombée sur ma mère. Savoir qu'elle allait passer un mois en sa compagnie, ça la rassurait.
- C'est vrai qu'elle est top, ta mère !
- Je n'ai même pas un cinquième de son courage. Après ce qu'a été sa vie, se faire opérer des deux genoux en l'espace d'un an... D'autant que, tu sais, je suis arrivé à l'heure du dîner. Et ça, franchement, je ne comprends pas. Comment peut-on filer des petits suisses ou un yaourt Mamie Nova à des adultes ? Sans parler de la purée, des salsifis qui ne ressemblent à rien, la viande : une vraie semelle que tu ne peux pas couper... C'est ma seule angoisse : en cas d'hospitalisation longue, devoir se farcir, en plus, ce type de bouffe. Pire que les maladies nosocomiales...
- Tu crois que les footballeurs se font hospitaliser avec leur cuisinier particulier ?
- Je n'y avais jamais pensé, mais ça ne m'étonnerait pas. Leur cuisinier, leur diététicien, leur masseur, leur fournisseur de produits dopants et de putes.
- Avec ou sans camionnette, les putes ?

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