samedi 21 novembre 2015

De la mécanique du déni


Au sujet de Daech et du terrorisme, alors que bat son plein la peur organisée, quelques vérités sont bonnes à rappeler. Au tour de l'écrivain et journaliste Kamel Daoud de s'y coller. Le dernier Goncourt du Premier roman, frappé il y a quelques mois par une fatwa, vient de publier une tribune plutôt pessimiste dans le New York Times, dont je me permets, après réunion au sommet d'urgence, de publier les premières lignes :

Daesh noir, Daesh blanc. Le premier égorge, tue, lapide, coupe les mains, détruit le patrimoine de l’humanité, et déteste l’archéologie, la femme et l’étranger non musulman. Le second est mieux habillé et plus propre, mais il fait la même chose. L’Etat islamique et l’Arabie saoudite. Dans sa lutte contre le terrorisme, l’Occident mène la guerre contre l’un tout en serrant la main de l’autre. Mécanique du déni, et de son prix. On veut sauver la fameuse alliance stratégique avec l’Arabie saoudite tout en oubliant que ce royaume repose sur une autre alliance, avec un clergé religieux qui produit, rend légitime, répand, prêche et défend le wahhabisme, islamisme ultra-puritain dont se nourrit Daesh.
Le wahhabisme, radicalisme messianique né au 18ème siècle, a l’idée de restaurer un califat fantasmé autour d’un désert, un livre sacré et deux lieux saints, la Mecque et Médine. C’est un puritanisme né dans le massacre et le sang, qui se traduit aujourd’hui par un lien surréaliste à la femme, une interdiction pour les non-musulmans d’entrer dans le territoire sacré, une loi religieuse rigoriste, et puis aussi un rapport maladif à l’image et à la représentation et donc l’art, ainsi que le corps, la nudité et la liberté. L’Arabie saoudite est un Daesh qui a réussi.

Le déni de l’Occident face à ce pays est frappant : on salue cette théocratie comme un allié et on fait mine de ne pas voir qu’elle est le principal mécène idéologique de la culture islamiste...
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Illusion de liberté


Je me jetais sur les livres comme s'ils devaient nécessairement me livrer la clef de moi-même. Et la serrure avec. Lisant à bride abattue. Dans le métro. Dans la rue. Au bistrot. Dans mon lit. Sur les bancs des squares, au milieu des pigeons et des cris d'enfants, les soirs d'été ou le dimanche après-midi. Et jusque dans les chiottes des usines qui m'employaient, culottes baissées, accroupi au-dessus du trou, une branche nouvelle de marronnier en bourgeons ventrus se balançant au-dessus de ma tête sur le ciel blanc bleuté qui tapissaient les claires-voies de la toiture.
Quoi d'étonnant à ce que certains auteurs et leurs livres conservent pour moi une odeur de crésyl, de désinfectant, une odeur de merde humaine ? La mienne et celle de tous les ouvriers, apprentis, employés, bureaucrates, qui venaient chier dans ce lieu étroit, sombre, gluant sous le pied. Là où femmes et hommes se déculottaient plusieurs fois par jour. Poussaient leurs ventres. Vidaient leurs vessies. Examinaient une fois de plus le détail curieux d'une malformité secrète. Avaient des démêlés avec leur prostate. Leur constipation. Leur blenno. Ou bien, au contraire, se laissaient aller à caresser distraitement leur sexe, comme ça, sans préméditation, du bout des doigts, parce que ce n'est pas désagréable et qu'il n'est pas défendu d'y toucher lorsque l'on se retrouve en tête à tête puisque le Père Tout-Puissant qui savait ce qu'Il faisait vous l'a planté au bon endroit. Geste de bonne humeur. Tout en pensant au prix exorbitant des légumes, à la popote du soir, aux dettes en retard, au prochain film d'amour du dimanche suivant, ou même à la Très Sainte Vierge telle qu'elle est représentée dans les pages du catéchisme, blanche et lumineuse, telle qu'elle restera gravée à jamais dans des millions de mémoires. Ce qui n'empêche pas, que je sache, de prendre un réel plaisir à vider jusqu'au bout ses intestins avec de brefs intervalles de repos entre deux expulsions bien venues, de jeter un coup d'œil par en dessous pour voir ce qu'il en sort et d'en respirer franchement l'odeur. Odeur d'accalmie heureuse au milieu de la journée de travail avilissant. Illusion de liberté sauvegardée.

Louis Calaferte, Septentrion

vendredi 20 novembre 2015

C'est la même chanson


Toujours la même histoire
je raconte toujours la même histoire
normal
Toujours le même rêve
je rêve toujours du même rêve
normal
je manque d'imagination
j'ai peu d'ambition
Toujours les mêmes colères
j'ai toujours les mêmes colères
normal
Toujours les mêmes chansons
je chante toujours les mêmes chansons
je lis toujours les mêmes livres
je regarde toujours les mêmes femmes

normal
j'ai peu de mémoire
je n'ai pas confiance
en moi en vous tous
Il est neuf heures
Je croyais qu'il était trois heures

Toujours les mêmes discours
j'entends toujours les mêmes discours
normal
Toujours les mêmes mensonges
j'accepte toujours les mêmes mensonges
pardon
j'ai peur d'arrêter de chercher

l'homme le loup
les poissons

me regardent et rient de moi
ils ont raison
je suis trop con
je suis bien trop con
mais d'une profonde
et maladive honnêteté
pardon et
bonne chance


mercredi 18 novembre 2015

Un vieux roi


Il a dormi sur ses mains.
Sur un rocher.
Sur ses pieds.
Sur les pieds de quelqu'un d'autre.
Il a dormi dans des cars, des trains, des avions.
Dormi pendant le service.
Dormi au bord de la route.
Dormi sur un sac de pommes.
Il a dormi dans des toilettes publiques.
Dans un grenier à foin.
Au Super Dome.
Dormi dans une Jaguar, et à l'arrière d'un pick-up.
Dormi dans des théâtres.
En prison.
Sur des bateaux.
Il a dormi dans des refuges en rondins et, une fois, dans un château.
Dormi sous la pluie.
Sous le soleil brûlant il a dormi.
A cheval.
Il a dormi dans des fauteuils, des églises, des hôtels de luxe.
Il a dormi sous le toit d'inconnus tout au long de sa vie.
A présent il dort sous terre.
Dort encore et sans fin.
Comme un vieux roi.

Raymond Carver, Dormir, in La Vitesse foudroyante du passé,
nouvelles traductions de Jacqueline Huet, Jean-Pierre Carasso, Emmanuel Moses,
Poésie, ed. de L'Olivier, 2015

vendredi 6 novembre 2015

Alzheimer tardif


J'ai encore perdu
une heure de ma vie

je n'ai plus toute ma tête 
ça m'arrive souvent
maintenant

je sais de plus que je vais avoir
du mal à la retrouver
elle ne possédait aucun signe particulier
comment la reconnaîtrais-je
en tous points semblable
à toutes les autres ?

mercredi 4 novembre 2015

Ecrire comme il faut



En ce temps-là, on n’avait pas conscience de l’obligation impérieuse d’être gentil, comme c’est incontestablement le cas aujourd’hui, en notre temps plus sérieux d’une certaine manière que celui qui tolérait l’impertinence. Une époque, comment dirai-je, drôle, insouciante et de là, peut-être, assez hardie ou insolente, supporte plus de rudesse que n'en peut offrir une époque devenue pour ainsi dire songeuse (...) Nous autres, gens d'aujourd'hui, nous valorisons tout spécialement, pour le dire rondement, la politesse, ce petit je-ne-sais-quoi qui est admissible, et nous ne souhaitons pas que cette qualité importante, car extrêmement précieuse, fasse défaut au poète et à sa poésie. En effet, dans notre temps conscient de ses responsabilités, ce poète, si ce n'est d'un point de vue artistique, du moins d'un point de vue moral, semble être devenu quelque chose de superflu ; car il ne saurait agir très fortement sur les gens confits de sérieux que nous sommes en recourant à la forme de gravité qui, en son temps, lui permettait de convaincre les insouciants, c'était alors une évidence qu'un poète n'avait pas à se montrer gentil. Aujourd'hui, cependant, on exige de lui qu'il nous fortifie, qu'il donne à croire à l'humanité qu'elle est intelligente et bonne.
Robert Walser, Ce poète écrivait-il comme il faut, 9.8.1929,
in L'enfant du bonheur, trad. Marion Graf, éd. ZOE, 2015