mercredi 19 août 2015

Il n'y a pas d'heure pour s'amuser

This isn't Happiness



- J'ai faim.
- Je sais.
- Comment tu le sais ?
- Tu as toujours faim. Tu veux que je descende te chercher quelque chose ?
- Non, non. Il faut juste que je dorme.
- Tu ne lis pas ?
- Tu m'en as empêché.
- Moi ?
- Tu t'es jeté sur moi dès que je suis arrivée dans le lit.
- Je t'attendais.
- Tu dormais.
- Je prenais des forces.
- Tu prononces comment A suivi d'un U avec tréma ?
- J'en sais rien. Tu as vu ça où ?
- Dans un magazine.
- Allemand ?
- Mais non ! C'est un prénom. S A U avec un tréma et L.
- C'est le nom d'un chanteur ?
- Non, c'est le nom de la fille d'Anna Mouglalis et Samuel Benchetrit.
- Ouh la...
- Et ça m'énerve de ne pas savoir comment le prononcer. Tu ne sais pas, toi ?
- Pourquoi je saurais ça ?
- T'es un spécialiste des subtilités de la langue française.
- Moi ?! Tu dois confondre.
- Tu as toute une théorie sur les trémas, comme dans poêle.
- C'est un accent circonflexe, pas un tréma.
- Même pour l'appareil de chauffage ?
- Que ce soit l'ustensile de cuisine ou l'appareil, c'est pareil.
- Non, mais c'était pas ça. C'était pour le moelleux.
- Rien à voir, alors. Il me semble qu'il n'y a pas de tréma non plus. Ni d'accent circonflexe, d'ailleurs.
- Mais tu avais une théorie sur sa prononciation.
- Ce n'était pas une théorie, c'était un conflit.
- Oui, ta fille ne voulait pas le prononcer MOUALEU.
- Elle soutenait mordicus qu'on dit MOUELLEU.
- Tu vois ?
- Pas très bien. Je ne vois pas le rapport avec Anna Mouglalis. D'autant plus qu'elle n'aime pas le moelleux.
- Ah bon ? Qu'est-ce que tu en sais ?
- Oh, c'est une vieille histoire.
- Tu vas me dire que vous avez vécu ensemble un moment ?
- Pas du tout, enfin ! J'ai simplement eu l'occasion de déjeuner et de dîner plusieurs fois avec elle, à l'époque où on s'est retrouvés sur le même film.
- Et t'as retenu ça, qu'elle n'aimait pas le moelleux ?
- C'est quoi, cet avion ? Ça fait un moment que je l'entends
- Quand j'ai sorti le chien, je l'ai vu, il volait très bas.
- Oui, on dirait qu'il tourne en rond.
- C'est peut-être un terroriste.
- Qui va s'abattre sur notre maison.
- Arrête, ça me fait peur. C'est pas un drone ?
- Il me semble que ça ne fait pas de bruit, un drone.
- Détrompe-toi, j'en vois de plus en plus, au parc. On a même inventé une espèce de laisse, comme ces bras pour les selfies.
- C'est nous qui sommes tenus en laisse ! J'ai vu une pub dans la rue pour des drones pas cher... 
- Ils en vendent chez Carrefour.
- Pas possible.
- Je te jure !
- Dis-moi, tu m'as dit l'avoir vu, cet avion.
- Oui, il avait plein de lumières, ça a effrayé le chien.
- Donc, ce n'est pas un drone.
- Ce que j'ai vu, non. Mais ce qu'on entend, on ne sait pas.
- C'est un avion, c'est sûr. Pas un avion de ligne, un truc à deux places. Ce doit être un mec qui s'amuse à faire des loopings.
- A cette heure-ci ?
- Il n'y a pas d'heure pour s'amuser.
- Pourquoi deux places ?
- J'ai dit ça comme ça... 
- T'avais pas une idée derrière la tête, avec tes deux places ?
- Non, mais maintenant que tu le dis, je le vois bien promener sa copine et vouloir l'impressionner par un peu de voltige. 
- Tu tousses, toi aussi ?
- Oui, c'est nouveau, là, à l'instant. Toi aussi ?
- Oui, j'ai une espèce de chat dans la gorge. Y'a un truc dans l'air.
- C'est l'avion.
- Il teste des gaz chimiques.
- Ici ?
- Ben oui, ce sont des essais, et il est préférable de les faire dans des quartiers populaires. Quelques pauvres en moins, on s'en fout.
- On est entouré de bobos !
- Pas que. Il existe une vraie mixité sociale.
- Tu as lu ça dans le même magazine ?
- Mais c'est vrai !
- Je sais bien, je plaisantais. J'habite cette ville depuis l'âge de 4 mois.
- Avec quelques parenthèses.
- Exact.
- Féminines.
- Pas que.
- Des hommes aussi ?
- Non, je voulais dire que j'ai vécu seul parfois. Je n'ai pas fait que suivre des femmes.
- Ah bon ?
- Oui, je vivais seul dans le 9e, par exemple, dans un studio de 14 mètres carrés, infesté de blattes.
- Tu n'étais pas seul alors...
- Très drôle. J'ai même eu une souris, comme Bandini.
- Qui ça ?
- Arturo Bandini.
- Tu m'as déjà parlé de lui, non ?
- Oui. Je viens de relire Demande à la poussière. 30 ans après.
- J'ai vu... Ah oui, Bandini, c'est le double de Fante ?
- Exact. J'ai envie de tout relire. Et tu devrais t'y mettre, je suis sûr que ça te plairait.
- Tu m'en parles depuis tellement longtemps que j'ai l'impression de l'avoir déjà lu.
- Ah, m... Tiens, il revient.
- Non, c'est mon ventre.
- Ecoute, il y a aussi l'avion.
- C'est bizarre.
- C'est peut-être une opération policière.
- Non, je parlais du fait d'avoir toujours faim, c'est bizarre. Il faut vraiment dormir.
- Simplement penser que demain matin, le réveil va sonner, je suis certain d'avoir une insomnie.
- Bientôt ce sera mon tour, avec la rentrée. Allez, on éteint.
- Je te signale que c'est toi qui a commencé avec cette histoire de tréma.
- Ça me sidère que tu te souviennes qu'Anna Mouglalis n'aime pas les moelleux... J'imagine si vous aviez vécu ensemble. Tes filles qui réclament toujours des moelleux, et toi, Non, pas de moelleux, Anna n'aime pas ça.
- C'était une blague, mon amour.
- Quoi donc ?
- Qu'Anna n'aime pas les moelleux. 
- Mais ce n'est pas drôle !
- Tu ris !
- Mais je ris parce que ce n'est pas drôle ! C'est quoi, cette blague ?
- On est parti de la fille d'Anna et du romancier-cinéaste-mannequin-acteur, on est passé par la poêle, par erreur, hein, puis le moelleux. Je ne voyais pas le rapport et pour déconner, j'ai dit ça. Comment tu veux que je me souvienne des goûts d'Anna Mouglalis ? On s'est cotoyé il y a presque 15 ans, elle était toute jeune.
- Et ses goûts ont sûrement évolué depuis... Elle aime peut-être ça, maintenant. En tous cas, ça m'a énervé, la fois où on l'a croisée et qu'elle t'a demandé si tu te souvenais d'elle. 
- Ce n'est pas la première fois. Elle m'avait déjà fait le coup à une cérémonie à laquelle j'avais accompagné Pilar, ça m'avait paru étrange, le monde à l'envers, mais j'ai pensé ensuite que c'était peut-être sincère, un signe d'humilité, de manque de confiance. 
- Elle est sympa ?
- Dans mon souvenir, oui. On avait passé toute une soirée d'anniversaire à discuter, enfin, surtout elle, qui m'avait raconté toute l'histoire de sa famille. Je ne me souviens de rien. Donc tu imagines, ses goûts culinaires...
- Ne parlons plus cuisine, ça me donne encore plus faim.
- Tu sais que c'est ta phrase préférée ?
- Laquelle ?
- J'ai faim.
- Ah bon ? 
- Tu la répètes au moins dix fois par jour, même en mangeant.
- J'ai peut-être le ver solitaire. 
- Tu veux que j'aille chercher une boîte de petits pois ?
- Et toi, c'est quoi, ta phrase préférée ?
- Je t'aime.

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