jeudi 18 juin 2015

Une rencontre





J'avais déjà vu ce type quelque part, là certainement, dans ce café, une autre nuit, la semaine dernière ou celle d'avant. Lui aussi semblait me reconnaître. Il a esquissé un sourire, j'ai hésité à en faire autant. Et puis, j'ai cédé. Il s'est approché et m'a demandé ce que je buvais. J'acceptais qu'il me paie un verre. Personne ne m'attendait. Il m'a dit qu'il écrivait. Juste au-dessus. Il faisait une pause au café, avant de s'y remettre. La dernière fois que nous nous étions croisés, c'était à la même occasion, la pause clope-rouge. Il m'expliquait qu'il n'y avait pas d'alcool chez lui, pour ne pas être tenté de remplacer l'écriture par la boisson. J'ai demandé quel genre de livre il écrivait. De la littérature, m'a-t-il dit. 
Il en parlait comme de la chose la plus importante dans sa vie. Il était habité. Négligé, démodé. Quel âge pouvait-il avoir ? Comme moi, un peu moins même. Je n'avais jamais été amené à rencontrer un écrivain. Ça ressemblait toujours à ça ? Il s'est excusé, j'écris depuis ce matin 7 heures, j'avais besoin de parler, ça ne vous ennuie pas. J'ai secoué la tête et cherché des précisions, quel type de littérature ? La vraie, m'a-t-il répondu. Je ne savais pas ce qu'était la vraie littérature, aussi ai-je préféré me taire et secouer la tête cette fois de haut en bas en prenant un air songeur et approbateur. J'avais affaire à un fou. Il m'a dit que son personnage principal était un raté, un type dans mon genre, a-t-il ajouté, c'est la raison pour laquelle j'avais envie de parler avec vous. Je me suis demandé ce qui lui faisait penser ça. Je me suis demandé s'il fallait être écrivain pour voir ça en moi, ou si c'était à la portée de tout le monde. Il avait l'air sûr de lui. Il n'était peut-être pas si fou.
J'ai voulu savoir ce qui arrivait à son personnage. Rien, m'a-t-il dit, puisque je vous dis que c'est un raté. Bien sûr. Mais quand même, il doit bien se passer des choses, dans ce livre. Il y a eu un long silence. Je sentais que j'avais dit une connerie. Mais c'était la première fois que je parlais à un écrivain. C'est ce qui est le plus difficile à faire, a-t-il finalement lâché. Je ne savais pas de quoi il parlait, mais soulagé qu'il ait rompu le silence sans relever ma bêtise, j'ai imité mon air approbateur de tout à l'heure. Votre vie, vous, c'est quoi ? Si vous deviez la résumer, vous seriez bien emmerdé. Vous ne songeriez pas à en faire un livre, a-t-il conclu. Il avait raison. Jamais je n'avais songé à faire de ma vie un livre. C'est ça qui est le plus difficile, a-t-il répété. C'est pour ça que j'ai besoin de faire une pause, et puis, j'espérais bien vous retrouver ici. Il a voulu que je lui raconte d'où je venais, ce que je faisais, qui j'avais aimé, mon âge, ma profession, comment j'aimerais mourir, si j'étais plutôt viande ou plutôt poisson, ce genre de détails, il voulait tout savoir. Quand j'ai fini de répondre à ses questions, j'ai constaté combien ma vie était sans intérêt, j'avais traversé l'existence en transparence. Lui, semblait satisfait, je correspondais à son personnage. Il n'avait pas fait fausse route. La réalité fait partie de la fiction, la réalité est fiction, la fiction l'emporte toujours sur la réalité, si l'on n'a pas compris cela, on ne comprendra jamais rien. J'étais perdu. Je voulais connaître la fin de son livre, ce qui m'arrivait, si je m'en sortais finalement. Je ne crois pas à la rédemption, m'a-t-il avoué, la résilience, tous ces concepts, ce sont des conneries inventées par les journalistes nourris par la psychanalyse à deux balles, la vie est bien plus forte que ça. Je tremblais, je le voyais en portant mon verre à mes lèvres. J'avais l'impression de baigner en plein cauchemar. Vous ne rêvez pas, m'a-t-il secoué, j'ai une responsabilité en tant qu'écrivain, celle de ne pas vous faire rêver. Il a fini son verre, m'a remercié et souhaité du courage, j'allais en avoir besoin. Je l'ai regardé partir, encore hébété par ces révélations. J'ai posé mon verre sur le comptoir et éprouvé soudain le besoin de m'y agripper. Pourquoi fallait-il que je tombe toujours sur ce genre de type, jamais sur une fille perdue que je pourrais rendre heureuse ?

4 commentaires:

  1. Rien qu'une telle rencontre signifie déjà que la vie n'est pas sans intérêt... Elle le serait de ne rencontrer jamais personne qui le sache, le dise ou en fasse un livre...

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  2. "J'ai une responsabilité en tant qu'écrivain, celle de ne pas vous faire rêver" restera dans l'histoire de la littérature !

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  3. http://lephilosophesansqualits.blogspot.fr/2015/06/le-tsoin-tsoin-par-les-livres.html

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