samedi 20 juin 2015

Pourriture de vie

Graham Smith

Ils n'étaient pas beaux à voir. Pas beaux, pathétiques mais grands. Ils s'étaient installés au fond de la salle, pas loin des chiottes. Difficile de leur donner un âge, mais elle semblait plus vieille que lui, plus digne aussi. Il est allé se soulager et nous l'avons suivi des yeux. Puis, ses yeux se sont posés sur moi et elle m'a demandé si nous allions un jour leur ressembler. On ne se racontait pas d'histoires. Nous savions que nous étions, tous les deux, des enfants d'alcooliques, une question de génération certainement. Parmi les parents des copines de sa fille, c'était plutôt des fumeurs d'herbe et quelques anciens toxicos. La crise n'avait rien arrangé. Je ne connaissais personne ayant un boulot fixe. La zone commerciale à la sortie de la ville en avait fini depuis longtemps avec les magasins du centre, et ces dernières années, le bureau de poste, la bibliothèque et même l'hôpital avaient fermé. Dans le quartier, il restait deux trois bars, dont le nôtre. Je lui ai pris la main et lui ai rappelé qu'il y avait peu de chances qu'on arrive à cet âge. Elle s'est mise à chialer. De plus en plus fort. Je détestais ça quand elle me faisait son cinéma. Je me suis levé. Je n'en menais pas large. Je me suis dirigé vers les toilettes. L'odeur était insoutenable. Le vieux était là, dans un coin, appuyé contre le mur, le regard perdu. Je me suis collé à lui et l'ai pris par le revers de sa veste crasseuse. Toi et ta copine, vous feriez mieux de disparaître et ne plus jamais remettre les pieds ici, vous nous déprimez. Il m'a regardé droit dans les yeux, comme le faisait mon père quand il me foutait sur la gueule. Mais il m'a juste craché au visage. Un petit crachat de rien du tout. Je l'ai lâché. Il est retombé contre le mur. Le carrelage était barbouillé de traces de merde. Un connard avait cru bon de s'essuyer les mains là dessus, faute de papier et de savon. Pourriture de vie. Je suis allé pisser en essayant de retenir ma respiration, les yeux fermés. Il fallait que j'arrête la bière. Pas parce que je ne la supportais plus, mais parce que je perdais trop de temps à pisser. J'avais un jour réussi à arrêter le blanc, pour les mêmes raisons. Quand j'ai rouvert les yeux, le vieux avait disparu. J'ai passé les doigts sous l'eau, me suis aspergé la gueule et filé un coup de pied à la porte pour qu'elle me rende à ma fiancée. T'en as mis du temps, qu'est-ce que t'as foutu. Le vieux couple avait décampé. On a commandé un pichet de rouge. Elle avait retrouvé son sourire. La nuit s'annonçait longue, belle et mémorable.

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