jeudi 28 mai 2015

Son nouvel ami





On se voit une fois par semaine. Le samedi en général. On discute un peu littérature, cinéma, travail. Une demi-heure et puis s'en va. J'écoute beaucoup, parle peu. Depuis quelque temps, on se dit que le mieux serait de prendre un verre, le temps. Et ce fut hier, un créneau. J'appréhendais un peu. Tout rendez-vous étant une crucifixion. Mais tout s'est bien passé, je n'ai pas eu à parler, juste écouter. Trois heures durant. A quoi tient l'amitié ou du moins la sympathie d'un homme à l'égard d'un autre ? Une affinité, une attirance, une complicité, on ne nous la fait pas, rencontre de deux solitudes, comme l'amour… Je ne me suis jamais posé la question. Parfois, si. Il m'est arrivé plutôt de me demander à partir de quel âge on ne se faisait plus d'amis. Aucun sens. Pas de réponse. Tout est lié aux circonstances, à l'environnement, à l'activité (pour ceux qui en ont une), le parcours, le chaos, etc. Hier, c'est lui qui concluait par ces questions. J'avais regagné mon scooter, lui son vélo. Et il n'en finissait pas. C'était plus important pour lui que pour moi peut-être. Il en avait parlé à sa femme et ne savait lui expliquer notre connection – ce sont ses mots. Les gens l'emmerdent en général. S'il pouvait se passer des autres, il aimerait vivre à la campagne, ne pas parler, lire, écrire.
Stéphane écrit. Il me raconte. Il a commencé à écrire à 18 ans, il en a 50, en est à son 8e roman, pas encore publié, chapeau, belle résistance à la douleur. Le dernier en date a passé le premier tour chez POL. C'est resté en l'air longtemps. Il a parlé avec un P.O.L débordé et finalement, ce fut non. Ça ne l'a pas abattu. Pas longtemps. Il est reparti sur autre chose. Puis a laissé tombé et trouvé un autre roman. Il construit. Sa femme l'encourage. Il veut être moins conceptuel, plus mainstream, mais ne sait pas s'il y arrive. 
Il a tout vécu, travaillé dans un labo phramaceutique, dans la presse de mode, en Thaïlande, au Danemark et je ne sais où encore, a fréquenté des gens barrés, beaucoup de défonce et de rigolade, les gens ne rient plus aujourd'hui, séduit des filles, il a fait des trucs que peu d'auteurs ont connu, il a raconté ça, certainement mal dans ses premiers livres, il fallait en passer par là, apprendre. Il est féru d'art contemporain, a dévoré les expos et les essais théoriques comme il dévore aujourd'hui les romans, a fondé une galerie d'art à Lyon, à 25 ans. Il me demandait lui, tu connais ? Et je me sentais encore plus con que d'habitude. C'est écrasant. Il m'expliquait. On est revenu à Duchamp. Et à ce qu'est devenu l'art aujourd'hui. Je pensais à la mère de mes enfants, qui avait fait les Beaux-Arts, je l'avais interrogée un jour à ce propos du haut de mon ignorance crasse. Ça l'avait déstabilisée. J'habitais une autre stupidité à l'époque. Je ne comprenais pas et je pensais que si on ne parvenait pas à m'expliquer, à ignorer le verbiage, c'est que j'avais raison de ne pas comprendre, de ne pas m'y intéresser. Des nuées de scrupules. Je noyais sous Benjamin, Adorno et Godard, la fin de l'art après Auschwitz et ces théories dépassées. La culture, la règle, l'art, l'exception. Ça, je pouvais, je croyais comprendre. Et j'ai écrit autour de la question. Mal certainement. 
Il écrit pour échapper au monde du travail. Un jour. Ça énerve sa femme, lui fait peur.
Stéphane pense qu'il lui reste un an d'écriture. Il en est à 90 pages. Il veut me faire lire la moitié de son roman. Ça me terrifie. J'ai envie de voir à quoi ça ressemble, comment ça tient. Mais j'ai peur de passer à côté, trouver ça pas bien foutu. Ou tout simplement ne pas savoir en parler. Cet été, il me filera un tirage. Un autre à sa femme. Une prof de français, de FLE plus exactement. Une femme brillante qui lit beaucoup. Aussi bien Camus que Elle
Elle, je l'ai peu vue. Une fois ou deux. J'ai le souvenir d'une très belle femme. Elle doit ressembler à son frère, si j'en juge Madame Columbo. Tiens, autre point. A la réunion des parents d'élèves, chez l'un d'eux, ma compagne a longtemps discuté avec un type brillant, séduisant, revenant de L.A où il avait passé un an avec sa famille, à travailler dans la prod, la totale. Quand elle m'a dit que c'était un ancien danseur, j'ai su qu'il s'agissait du beau-frère de Stéphane.
Stéphane m'avait parlé de lui. Un type brillant en effet. Avec qui il peut discuter, même s'ils se voient peu. Les autres, ça l'emmerde. Stéphane a peu d'amis en région parisienne. Il en avait un, qui est parti vivre dans le sud, un type qui n'a jamais travaillé, vit dans des maisons qu'il est chargé d'habiter, surveiller, et lit, beaucoup. Je lui ressemble m'a-t-il dit un jour. Ou je lui fait penser à lui. Je ne sais plus. L'amité, une histoire de transfert aussi ? Sur le trottoir, après deux pintes, Stéphane insistait. Il aimerait se passer des gens. Mais c'est difficile. Ça fait du bien de parler, parfois. Je suis rentré à la maison aussi lessivé que soulagé. Mais pas crucifié. Je n'ai pas eu à parler de moi.

1 commentaire: