jeudi 21 mai 2015

Encore une histoire d'amour !



On aurait peut-être dû choisir un autre vin. J'ai passé la nuit avec un pied chaussé d'un godillot qui m'écrasait le front. Ça faisait un moment que je n'avais pas vu Laurent, il avait besoin de parler, on a donc bu. Je n'ai jamais connu Laurent serein. J'ai peur qu'il ne le soit jamais. Ce qui lui fait du bien, c'est le krav qu'il pratique depuis deux ans. Mieux qu'un psy. Pour le reste, c'est moyen.
Laurent est comédien. Il n'a jamais eu un physique de jeune premier, mais il a toujours travaillé. Au théâtre principalement. Depuis quelque temps, c'est moins ça. Il court après les cachets, comme nombre de ses confrères. Des cachets qui n'ont plus rien à voir avec ceux d'hier. Les subventions sont en baisse, le budget de la culture réduit, et l'âge augmenté. Il est retourné un temps dans sa région natale. Et bosse avec un type qui a monté une pièce à succès il y a trente ans et tente de refaire le même truc aujourd'hui, mais à l'envers. La fausse bonne idée. Ils sont douze sur scène, répètent depuis des mois, sont censés jouer mi-juin mais n'ont toujours pas de lieu pour cela. Qui plus est, le projet n'a reçu aucune aide financière, le gars payant les comédiens, au rabais, avec ses fonds propres. Selon Laurent, le mec a salement déprimé à la mort de sa femme et a trouvé une solution pour se payer des amis en quelque sorte. Mais bon, c'est du boulot.
J'ai connu Laurent il y a plus de vingt ans, après le suicide de sa mère dans le HLM qu'elle n'a jamais quitté. Laurent l'a toujours connue en dépression. Il était son seul ancrage dans le réel. Laurent était né d'un viol, lui a-t-elle toujours raconté. Le salaud, un comédien avec lequel elle avait été, qui était parti, puis revenu par la force. Quand Laurent s'est lancé dans le jeu, à 17 ans, il a fait la rencontre d'une fille, également apprentie comédienne. Première belle histoire d'amour, magnifiée par le romantisme de ces âges. Jusqu'au jour où elle lui montre une photo de son père qu'elle n'a pas connu, le portrait craché du père de Laurent. C'est peu après que Laurent a accepté l'invitation de son oncle pour quelques jours en Corse. Sa mère s'est décomposée. Son fils quittait le nid pour la première fois. Elle a menacé de se jeter par la fenêtre. Il n'a pas cédé devant cet énième chantage. A l'époque, il n'existait pas de portable – je sais c'est à peine croyable –, mais la mère ne lâchait pas le morceau. Elle retrouve le numéro de l'appartement loué par l'oncle. Et au téléphone, même cirque. Elle demande à son fils de rentrer s'il ne veut pas être définitivement orphelin. Son oncle l'aide à ne pas flancher. Il raccroche. Une heure plus tard, c'est le médecin de famille, alerté par la dépressive, qui appelle l'oncle. La mère de Laurent s'est pendue. Le médecin est arrivé trop tard.
Au fil du temps, j'ai également fait la connaissance de quelques unes des copines de Laurent. Il y en a eu beaucoup. Pas une pour sauver l'autre question équilibre. Il a même été marié. Six mois. La fille lui a redonné des nouvelles un an après le divorce. Elle avait une tumeur au cerveau et accusait Laurent d'en être la cause. Ce genre d'histoires, Laurent les attire. J'ai parfois du mal à comprendre à qui il doit ses dernières frasques. La dernière en date était comédienne aussi. Mais il m'a dit hier que c'était fini, qu'il m'épargnait les détails pour ne pas y passer des heures. 
C'est qu'il avait d'autres détails à me raconter, sur une autre. Une certaine Delphine. Dès le départ, il sent que ça ne va pas être simple. Delphine ne comprend pas pourquoi Laurent s'intéresse à elle. Elle affirme ne pas exiger une relation fusionnelle, mais se lance très vite dans des scènes de jalousie absurdes. Il suffit que Laurent croise une copine, pas spécialement proche, ni belle, pour que l'autre explose. A 43 ans, elle se comporte comme une gamine, pas sûre d'elle, contradictoire, de mauvaise foi, effrayée par une possible histoire. Il faut dire que comme Laurent, elle a un sacré dossier sous le bras. 
Delphine est née après la mort de son frère. On le lui a caché longtemps mais elle a vécu avec ce cadavre toute son enfance, sentant sa présence sans la comprendre. Elle en veut à ses parents quand elle apprend le secret. A l'adolescence, elle est violée. Puis son petit frère se suicide. Elle rencontre des garçons, se met en ménage, tombe enceinte et se sépare. Elle a tout juste vingt ans. Elle tombe sur un autre type qui boit et la frappe de temps à autre. Nouvelle rupture. Rencontre un gars sympa qui finit par se pendre. Dépression et nouvelle histoire. Un mec étrange qui lui fait un nouveau môme et frappe un peu plus fort que celui d'avant. Un soir, elle n'en peut plus et le frappe à son tour. Il s'écroule, se fracasse le crâne contre une table basse, elle s'enfuit affolée. 9 ans de zonzon. La légitime défense est reconnue, mais la non-assistance à personne en danger aussi. De plus, elle se rebelle en prison, donc 9 ans. Elle y reprend ses études et dirige aujourd'hui un festival important. 
Mais Delphine a peur. De tout. D'elle-même en premier lieu. Lorsque Laurent la rencontre, elle est fermée, sur ses gardes. Et, progressivement, elle s'ouvre, s'adoucit. Et au pieu, c'est le printemps tous les jours. Laurent fait des allers-retours en train tous les jours, juste pour la voir. Mais ses vieux démons toujours en forme la reprennent. Elle dit qu'elle aimerait avoir le courage de son frère et de la mère de Laurent, en finir. 
La semaine dernière, c'est de nouveau panique au village. Laurent la rejoint dans un bar. Elle y est depuis deux heures, avec une copine, pilier de zinc à l'ancienne. C'est que Delphine boit. Lorsque Laurent débarque avec des amis après son cours de danse, l'ambiance est morose dans le troquet. Il ne reste plus que Delphine et le pilier, on ne sait pas qui tient l'autre. Laurent propose de changer de crèmerie. A deux pas de là, un café où Laurent a ses habitudes, mais Delphine refuse d'obéir, fait son numéro et se barre. Laurent est épuisé, par ses voyages, son cours de danse, et le cirque Pinderphine. Après quelques bières, il appelle sa belle. Elle lui reproche de ne pas s'être inquiété pour elle avant. Il la retrouve chez elle. Deux autres personnes sont là. Le pilier et un mec. Delphine est remontée. Elle engueule Laurent devant les autres et mon pote tire sa révérence. 
On ne remerciera jamais assez ces ingénieurs ayant créé le message écrit par téléphone, dit texto ou SaimeS. Nos vies ont considérablement changé depuis. Il est trop tard ou trop tôt pour s'en rendre compte. C'est en tous cas le moyen choisi par Delphine pour rassembler tout son courage le lendemain et avouer à Laurent avoir couché avec le mec vu chez elle la veille. Mais Laurent est l'homme qu'elle aime. L'autre, elle ne l'a même pas embrassé, a juste écarté les jambes pour lui. Laurent accuse le coup. Il veut la voir pour mettre les choses au point. Pas aux poings, calmement. Ils se voient dans un square d'enfants. Elle reste muette. Et devant la stupéfaction de Laurent, elle rétorque que c'est lui qui voulait parler. Laurent lui en veut. Pour cette coucherie, elle qui jure être fidèle quand elle aime. Pour le déni permanent à la moindre connerie ou scène absurde. Il est chagriné aussi par le gâchis, l'autodestruction qui travaille cette fille par ailleurs intelligente, cultivée, douce et aimante. Il aurait aimé l'aider, la sauver.
Je n'ai pas pu m'empêcher de conseiller à Laurent de ne pas entrer dans ces jeux. Sauf à vouloir changer de métier et faire dans le social. Laurent entendait mes conseils convenus, tout en consultant son smartphone, dans l'espoir d'y trouver un message, un signe, un ultime appel au secours.

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