samedi 18 avril 2015

Eduardo Hughes Galeano (1940-2015)




Après tout, nous sommes ce que nous faisons pour changer ce que nous sommes. L'identité n'est pas une pièce de musée exposée sagement derrière une vitrine, mais la synthèse toujours étonnante de nos contradictions de chaque jour.  


Le soleil. — Quelque part en Pennsylvanie, Anne Merak travaille comme assistante du soleil.
Du plus loin qu’elle se souvienne, elle a toujours occupé ce poste. Tous les matins, Anne lève les bras et pousse le soleil pour qu’il surgisse dans le ciel ; et tous les soirs, elle baisse les bras pour le coucher à l’horizon.
Elle était toute petite lorsqu’elle s’est attelée à cette tâche et elle n’y a jamais failli.
Il y a un demi-siècle, on l’a déclarée folle. Depuis, Anne est passée par plusieurs asiles, elle a été traitée par de nombreux psychiatres et a avalé d’énormes quantités de pilules.
Ils n’ont jamais pu la guérir.
Encore heureux.


Le marché global. — Des arbres couleur cannelle, des fruits dorés.
Des mains acajou enveloppent les graines blanches dans de grandes feuilles vertes.
Les graines fermentent au soleil. Puis, une fois déballées, à l’air libre, le soleil les sèche et leur donne doucement une couleur cuivrée.
Alors le cacao entame son voyage sur la mer bleue.
Pour passer des mains qui le cultivent aux bouches qui le mangent, le cacao est traité dans les usines de Cadbury, Mars, Nestlé ou Hershey’s, puis est mis en vente dans les supermarchés du monde : pour chaque dollar qui entre dans la caisse, trois cents et demi parviennent jusqu’aux villages d’où vient le cacao.
Richard Swift, un journaliste torontois, s’est rendu au Ghana, dans l’un de ces villages.
Il a visité les plantations.
Quand il s’est assis pour se reposer, il a sorti des barres de chocolat et avant même qu’il ait pu mordre dedans, une foule d’enfants curieux se pressait autour de lui.
Ils n’avaient jamais goûté à ça. Ils ont beaucoup aimé.


Main-d’œuvre. — Mohammed Ashraf ne va pas à l’école.
Du lever du jour au lever de la lune, il coupe, découpe, perfore, monte et coud les ballons de foot qui sortent du village pakistanais d’Umarkot et roulent vers les stades du monde entier.
Mohammed a 11 ans. Il fait ce travail depuis qu’il en a 5.
S’il savait lire, et s’il savait lire l’anglais, il comprendrait ce qui est écrit sur les étiquettes qu’il appose sur chacune de ses œuvres : Ce ballon n’a pas été fabriqué par des enfants.

La chaussure. — En 1919, Rosa Luxembourg, la révolutionnaire, a été assassinée à Berlin.
Ses assassins l'ont matraquée à mort à coups de crosses de fusil et l'ont ensuite jetée dans les eaux d'un canal.
En chemin, elle a perdu une chaussure.
Une main inconnue a ramassé cette chaussure tombée dans la boue
Rosa aspirait à un monde où la justice ne serait pas sacrifiée au nom de la liberté, pas plus que la liberté au nom de la justice.
Chaque jour, une main inconnue relève le flambeau.
Tombé dans la boue, comme la chaussure.

Daniel Pessah


L'utopie est à l'horizon. Je fais deux pas, elle recule de deux pas et l'horizon file dix pas plus loin. Alors, à quoi sert l'utopie ? A cela même, elle sert à avancer.

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