mercredi 15 avril 2015

Demain est un autre jour


Finalement, elle a bien voulu que je l'accompagne. J'ai posé mon après-midi sans plus d'explications. J'aime mon boulot uniquement pour ce genre de facilité. J'ai passé une chemise et une veste et nous avons filé vers le Père-Lachaise. Le temps était splendide. Nous avons embrassé Valentine que je voyais pour la troisième fois. Je ne sais plus dans quelle circonstance elles se sont connues, mais cela remonte à loin. On les dirait soeurs, m'avait-on rapporté un jour qu'on me faisait écho de certains événements cannois.
Je déteste les cérémonies. La plus pénible qu'il m'ait été donné de vivre se déroulait justement par un temps encore plus chaud et étouffant, c'était au Burkina pour la clôture du Festival panafricain de cinéma. Nous avions été convoqués une heure avant et coincés dans le stade durant plus de quatre heures, en plein cagnard, dans l'impossibilité de quitter l'enceinte tant que le Président et son épouse ne l'avaient pas fait. Un cauchemar. Depuis, je fuis tant que je peux toute célébration et mondanité. Pour d'autres raisons aussi.
La dernière fois au Père-Lachaise avait été pénible. C'était pour Laurent, un cinéaste avec qui ma compagne travaillait et que j'avais connu sans vraiment le connaître avant de la connaître. Au cours de mes activités de traducteur, j'avais été amené à traduire un de ses premiers films pour un festival espagnol qui m'avait fait rencontrer Jean-Pierre, autre cinéaste, et ami de longue date de Laurent. Depuis, nous avions vraiment fait connaissance. Laurent nous avait invité à dîner, m'avait prêté des films rares, et je le croisais souvent par hasard, généralement dans une rue pourvue de salles obscures. J'aimais cet homme extrêmement cultivé et généreux. Départ à 56 ans. Et cérémonie dans une des salles du cimetière, longue, déchirante et étouffante par l'exiguité du lieu et le nombre important d'hôtes. On était ensuite monté dans la voiture de Philippe pour rejoindre Montparnasse où Laurent allait être enterré dans le carré juif.
Mon retour au Père-Lachaise concernait donc un autre enterrement juif. J'ai vite repéré les musiciens, me réjouissant secrètement de la perspective d'écouter un peu de violon. Nous attendions à l'ombre, Valentine nous ayant prévenu que tout se déroulerait en extérieur. Et, comme tout le monde, j'observais les autres, ceux qui étaient là avant nous, ceux qui arrivaient. J'ai souvent du mal à reconnaître les gens connus, surtout quand je ne sais pas qui il faut s'attendre à voir. Quand mon amoureuse a attiré mon attention sur Benjamin Biolay, j'ai cherché en vain. Elle m'a alors précisé qu'il s'agissait du faux Biolay, celui du clip que j'avais mis ici, découvert par elle il y a peu. Ensemble, nous avions aimé Micha Lescot au théâtre et dans le Proust de Nina Companeez. Sans nous le dire, nous avons pensé à Laurent. C'est d'après les souvenirs en Algérie du père de Micha, Jean, que Laurent et mon amoureuse travaillaient à un scénario. Nous avions d'ailleurs dîné pour la première fois ensemble chez Laurent avec Jean Lescot et son amie, dont j'ai oublié le nom, une Roumaine aux dons de voyance, qui nous avait prédit un grand avenir ensemble - nous y travaillons depuis et tentons de ne pas désespérer... Micha portait une barbe et, sans mon amoureuse, je ne l'aurais pas aperçu. 
Je mens. J'ai reconnu cette comédienne que j'avais retrouvée toute jeune il y a quelques jours dans le bout du film de Téchiné, revu en partie au travail, l'appliqué et biarrot Hôtel des Amériques. Je m'étais demandé ce qu'elle devenait et la voilà. Elle discutait avec cette comédienne canadienne, cliente de la librairie où je travaillais il y a 25 ans. Et puis, ce fut bien tout pour les pipoles. J'étais étonné de la maigre affluence générale. Nous avons avancé dans l'allée et écouté quelques instructions. C'est alors qu'elle m'est apparue. Comme dans un fondu. Mon cerveau a mis un temps avant de la reconnaître. En noir et discrète, celle qui fut révélée par Nina Companeez se tenait derrière nous. Et c'est à ses côtés que nous avons repris notre marche-ascension vers la tombe familiale. J'ai cherché Vincent Delerm, au cas où, mais fort heureusement, il n'était pas là.
Nous nous sommes finalement arrêtés pas loin d'un monument à la mémoire des soldats espagnols morts pour la liberté, 1939-1945. 
Je n'ai croisé qu'une seule fois Nina Companeez. Elle m'avait été présentée par sa fille lors d'une projection d'un documentaire de celle-ci consacré à la soeur de celle-là, une cantatrice ayant perdu la voix à l'âge de trente ans. J'avais beaucoup de respect pour elle, pour son travail dont j'appréciais, pour le peu que j'en connaissais, cette volonté romanesque, la recherche d'un art populaire et exigent. Mais j'étais surtout là pour être avec ma chérie, lui donner la main, la consoler. Depuis toujours, son adolescence tout au moins, elle voue un culte à cette impératrice des sagas, comme elle fut baptisée hier par Rappeneau, avec qui elle écrivit l'adaptation du Hussard sur le toit. Et puis, il y a cette amitié avec Valentine. 
Je serrais ma compagne contre moi, ou me collais à son dos. Nous survolions avec bonheur et rires quelques aspects de la vie de Nina, racontée par des proches, et apprenions que cette femme combative était éprise de Rafael Nadal depuis ses débuts à Roland-Garros, qu'elle ne ratait aucun de ses matchs, même sur un tournage. Chacune de ses victoires étaient pour Nina un succès personnel. Et lorsqu'il arrivait que Federer l'emporte sur son protégé, Nina le traitait de coiffeur suisse.
Quand les médecins évoquèrent devant Nina un pronostic vital engagé, elle leur répliqua que son pronostic vital avait été engagé dès l'âge de 4 ans et qu'elle était toujours là, 72 ans plus tard. Il y a quelques mois enfin, elle fit, en compagnie de sa fille et de son mari - fan du coiffeur suisse -, de ses petits enfants, et de quelques amis comédiens, le voyage à Riga, ville d'origine de cette famille qui fuit la Russie en 1919, et l'Allemagne dans les années 1930 pour venir s'installer dans la région parisienne. On dit qu'elle chanta et but de la vodka tous les soirs de son séjour, son dernier voyage. Aux portes de la mort, elle était bien plus vivante et heureuse que bien des vivants. Son film préféré était Autant en emporte le vent, qu'elle pouvait revoir en boucle sans se lasser. Et sa fameuse dernière réplique : « Demain est un autre jour », qui était pour Nina la proclamation d'une foi indéfectible en l'avenir, un appel au combat. Tout cela est bien beau, pensais-je, trop beau. Ce n'est pas digne d'un enterrement. Jamais on ne m'avait giflé de la sorte. Et lorsque les musiciens prirent la parole, je m'effondrais comme une midinette. Mes origines, sans doute. Les lunettes noires cachaient l'affliction et, j'espère, ma petitesse. 
Nous regagnâmes ensuite le tombeau familial, à quelques pas de ce monument aux morts de Ravensbruck. Et fûmes invités à jeter une poignée de terre sur le cercueil, selon la coutume. Et à ne pas nous retourner. 


En rentrant, nous nous sommes promis que, dès que nous le pourrions, nous achèterions un vidéoprojecteur et nous enquillerions, avec toutes nos filles, les films de Nina. 
Le reste de la soirée me parut bien terne. Après quelques verres de vin de Castille, je m'étais pourtant réinstallé dans mon rôle d'homme et devant un streaming du choc de Ligue des champions, entre les deux clubs madrilènes. Après une première mi-temps soporifique, je sentais la fatigue me gagner. Et je me réveillais devant un écran noir, le match terminé depuis un quart d'heure. J'espère que ce soir, le jeu sera au rendez-vous et qu'il me procurera les émotions qu'un homme est en droit d'attendre... 

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire