dimanche 22 février 2015

Un corps d'ouvrière


Quand je la vois aujourd'hui, le corps perclus de douleurs liées à la dureté des tâches qu'elle avait dû accomplir pendant près de quinze ans, debout devant une chaîne de montage où il lui fallait accrocher des couvercles à des bocaux de verre, avec le droit de se faire remplacer dix minutes le matin et dix minutes l'après-midi pour aller aux toilettes, je suis frappé par ce que signifie concrètement, physiquement, l'inégalité sociale. Et même ce mot d'« inégalité » m'apparaît comme un euphémisme qui déréalise ce dont il s'agit : la violence nue de l'exploitation. Un corps d'ouvrière, quand il vieillit, montre à tous les regards ce qu'est la vérité de l'existence des classes. Le rythme de travail était à peine imaginable dans cette usine, comme dans toute usine d'ailleurs : un contrôleur avait un jour chronométré une ouvrière pendant quelques minutes, et cela avait déterminé le nombre minimum de bocaux à « faire » par heure. C'était déjà extravagant, quasi inhumain. Mais comme une bonne partie de leur salaire se composait de primes dont l'obtention était liée au total quotidien, ma mère m'a indiqué qu'elle-même et ses collègues parvenaient à doubler ce qui était requis. Le soir, elle rentrait chez elle fourbue, « lessivée », comme elle disait, mais contente d'avoir gagné dans sa journée ce qui nous permettrait de vivre décemment.

4 commentaires:

  1. Mes parents étaient « ouvriers d'usine » comme ils disaient. Je me souviens que mon père haïssait le chronométreur et plus encore, l'ouvrier zélé toujours choisit comme modèle pour établir les cadences.

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  2. Mes parents étaient à la fois ouvriers (maçon et femme de ménage) et immigrés. Je tente, à ma petite échelle, de faire réapparaître leur mémoire, un exemple parmi d'autres de personnes anonymes, dont personne ne racontera l'histoire…

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  3. Plutôt que de nous ennuyer avec des discours convenus sur la laïcité, la république, ou autres grandes abstractions qui ne parlent guère à la majorité d'entre nous, la gauche ferait mieux de s'attaquer à cette réalité. Elle y gagnerait en crédibilité. Mais je suis parfois saisi par le découragement devant cette difficulté qui semble insurmontable : faire entendre que tant qu'à parler, autant parler de la vie quotidienne des plus modestes, et qu'il faut aussi se taire souvent pour retrousser les manches et agir.

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    1. Il y a longtemps hélas que le PS n'est plus un parti de gauche, qu'il se fout du peuple et des modestes… Bien à vous

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