mercredi 30 décembre 2015

Des animaux


Nous sommes procréés mais non promis à l'éducation. Avec toute leur stupidité nos procréateurs agissent contre nous après nous avoir procréés, ils agissent avec toute la maladresse qui détruit un être humain. Dès les trois premières années de sa vie ils ruinent tout chez un nouvel être humain dont ils ignorent tout, sauf, à supposer qu'ils le sachent, qu'ils l'ont fabriqué inconsidérément et irresponsablement et ils ignorent par là qu'ils ont commis le plus grand des crimes. Dans une ignorance et une bassesse complètes, nos procréateurs il faut bien dire nos parents, nous ont mis au monde et, une fois que nous sommes là, ils ne réussissent pas à en finir avec nous. Toutes leurs tentatives pour en finir avec nous sont des échecs, ils abandonnent de bonne heure la partie mais toujours trop tard, toujours à l'instant où ils nous ont détruits depuis bien longtemps car c'est dans les trois premières années de la vie, les années décisives de la vie, dont cependant nos procréateurs faisant fonction de parents ne savent rien, ne veulent, ne peuvent rien savoir parce que durant des siècles tout a toujours été fait pour favoriser cette ignorance qui est la leur, c'est donc dans ces trois premières années que nos procréateurs nous ont détruit et anéantis avec cette ignorance, toujours détruits et anéantis pour toute notre vie. Il est absolument vrai que dans le monde nous n'avons affaire qu'à des êtres humains détruits et anéantis dans leurs premières années par leurs procréateurs ignorants, bas et peu éclairés, qui font fonction de parents, anéantis pour toute leur vie. Toujours le nouvel être humain est mis bas par sa mère comme un animal et toujours traité comme un animal et conduit à sa perte par cette mère. Nous n'avons affaire qu'à des animaux mis bas par leurs mères et non à des humains, des animaux qui, dès leurs premiers mois et tout d'abord dans leurs premières années, sont détruits et anéantis par toute l'ignorance animale de ces mères qui sont les leurs mais sur ces mères ne pèse aucune responsabilité parce qu'elles n'ont jamais été éclairées, la société a d'autres intérêts que celui d'éclairer. La société ne songe nullement à éclairer et, dans toutes les conditions, dans tout pays et dans toute forme d'Etat, les gouvernements sont intéressés à faire en sorte que la société qu'ils gouvernent ne soit pas éclairée car s'ils éclairaient la société qu'ils gouvernent, il ne faudrait pas beaucoup de temps avant qu'ils soient anéantis par cette société qu'ils auraient éclairée…

Thomas Bernhard, L'Origine, trad. Albert Kohn, Gallimard


samedi 26 décembre 2015

Chéris exotiques



Le dernier des Mohicans


Noël, c'est aussi le jour que choisissent certaines personnes rares pour tirer leur révérence. Je pense à Robert Walser, bien entendu, mort dans la neige en 1956, lors de sa promenade quotidienne dans les environs de l'asile psychiatrique de Herisau. Mais également à James Brown, Charles Chaplin, WC Fields, Dean Martin ou Tristan Tzara… Et à toutes celles, aussi rares, et anonymes. 
Hier, ce fut au tour de Manuel de los Santos Pastor, plus connu sous le nom d'Agujetas de Jerez. Un gitan né autour de 1939, à la fin de la guerre d'Espagne, prétendument à Jerez de la Frontera, d'où son nom de scène, mais très certainement à Las Tablas, à quelques kilomètres de là. On dit qu'il était entré dans la vie active en travaillant dans la forge de son père, également cantaor. C'est de lui d'ailleurs, comme ses frères, qu'il tenait son savoir en matière de seguiriyas et de soleas. Un fils de, mais de la tradition orale, à l'ancienne, la seule richesse des gens de rien. Un puriste qu'ont préféré à Camaron de la Isla certains aficionados, lorsque celui-ci, dans les années 1970 devenait une rock star, et un "traître" au canto - et un véritable mythe après sa mort à 42 ans. 
Agujetas était aussi une grande gueule, un caractériel paraît-il, qui n'hésitait pas à engueuler son guitariste en plein récital. Les drogues qui circulaient beaucoup dans ce milieu et ces années-là n'arrangeaient rien. Il affirmait ne savoir ni lire ni écrire et qu'un cantaor sachant lire n'était pas fait pour ce boulot. Ou que, même 100 ans après sa mort, aucun chanteur ne parviendrait à chanter comme il le faisait, c'était trop difficile. De cette tradition, concédait-il, Chocolate (parti en 2005) et lui avaient été les derniers.
Le terme agujetas se réfère à une douleur dûe à des efforts intenses.
Agujetas a eu plusieurs vies. Après avoir frôlé la mort à maintes reprises, il a rendu l'âme l'année où la ville de Jerez avait décidé de lui faire ériger une statue.




lundi 21 décembre 2015

Sans remède

Inge Morath

Cette lassitude chronique que je ressens depuis toujours comme une fatigue d'être né et qui a déterminé mon être au monde n'est pas la paresse, mais la flemme. Je connais des paresseux mais leur mollesse n'a rien de pathologique. C'est une tendance commune à tous les mammifères mais à laquelle, chez l'humain, la perspective d'enrichissement, du pouvoir, de la renommée, met fin. L'intérêt guérit de la paresse. En revanche, la flemme, du moins le cas qui m'affecte, demeure sans remède. Elle m'interdit ce genre d'opportunisme prôné par les sages anciens qui recommandaient aux candidats à la réussite d'être attentifs au bon moment qui se présente afin de le saisir et d'en tirer profit. Parce que tout me fait peine, je ne remplis que le premier point de cette doctrine. Je vois bien quand une aubaine s'offre à moi, mais je la laisse filer – tel un surfeur qui, au lieu de ramer avec énergie sur la vague qui lui donnerait tant de plaisir à glisser, la cède à un autre surfeur qu'il regarde s'éloigner vers le rivage debout et triomphant sur sa planche.

Frédéric Schiffter, On ne meurt pas de chagrin, Flammarion

mercredi 16 décembre 2015

Démocratie directe dans ta gueule

L'Espagne est en campagne électorale. Comme nous dernièrement. Sauf qu'en Espagne, on a le sang chaud, c'est bien connu. Ou peut-être en a-t-on marre des bobards et de ceux qui les professent. Allez savoir. Toujours est-il que l'actuel Premier sinistre Mariano Rajoy (Parti populaire, issu du franquisme), en tournée des popotes pas loin de la région de ma mère, s'en est pris un bon dans la gueule. L'auteur, un gamin de 17 ans qui a fait semblant de vouloir prendre un selfie avec Mariano. Sacré déconneur ! C'est idiot, certes, mais qu'est-ce que ça fait du bien !




mercredi 9 décembre 2015

Bon réveil


Evelyn Hofer via camara democratica

Bonjour,
La température extérieure est de -2°. Avec la fenêtre ouverte, j'ai senti le froid.
J'ai dormi longtemps mais pas bien car je me suis réveillé 5 ou 6 fois sans raison, parfois trop chaud et aussi 2 pipis.
J'ai vu vers 4h que tu étais devant l'ordi. J'espère que tu as pu t'endormir après et peut-être aussi avant.
Il est 7h. Je suis prêt pour sortir. Je vais d'abord à la prise de sang puis à l'échographie à 9h.
Je reviendrai vers 10h30.
Bon réveil.

(mot trouvé ce matin, dans un livre emprunté à la médiathèque)

 

vendredi 4 décembre 2015

C'est même à ça qu'on les reconnaît !


Je suis un ancien combattant, militant socialiste et bistrot. C'est dire si dans ma vie, j'en ai entendu des conneries !

Michel Audiard

mercredi 2 décembre 2015

Y'a urgence !


A propos de l'état d'urgence environnemental et l'état d'exception prolongée à la française, on se reportera au dernier billet de Frédéric Lordon et au reportage photographique de Julien Brygo, avec plein d'idées, de couleurs et de liens dedans, histoire de dessiller un peu nos esprits... 



mardi 1 décembre 2015

La mort du roman

Barbara Laage (piqué sur l'excellent blog de Charles Tatum)
 
Dans sa dernière livraison de Restez bourrés, la chronique qu'il tient dans le journal galicien El Progreso, l'ami Tallón revient sur la rententissante mort du roman, hier et aujourd'hui.
Chaque fois qu'un écrivain affirme « Le roman est mort  », il fait la une des journaux et déclenche un de ces incendies que l'on éteint de la pointe de la chaussure, au comptoir, sans lâcher sa bière. Entre écrivains, il n'est pas mal vu de dire que le roman est mort et s'atteler ensuite à l'écriture d'un nouveau roman comme si de rien n'était. Il ne s'agit même pas d'une de ces incohérences digne d'être mentionnée. Tom Wolfe, Milan Kundera, Roland Barthes, Félix de Azúa, Michael Hirst ou Eduardo Mendoza ne sont que quelques uns des auteurs ayant prétendu, d'une façon ou d'une autre, que le roman était mort, faisant une pause dans le roman qu'ils étaient peut-être alors en train d'écrire.
Mais la vie continue comme si la mort n'était la fin de rien. En dernier recours, je suppose que peuvent être écrits des romans morts qui seraient autant de chefs d'oeuvre. « Le roman est mort  » n'est qu'une sentence de plus. Ce pourrait même être une bonne phrase pour un début de roman. Faites-moi penser de commencer ainsi mon prochain livre.
De même n'est-il pas rare que d'autres individus, souvent également écrivains, affirment que lire des romans est une putain de perte de temps. Benjamin Disraeli disait que lorsqu'il souhaitait lire un livre, il l'écrivait, s'épargnant ainsi le risque de tomber sur des livres sans saveur. Sánchez Ferlosio, pour sa part, n'hésite pas à admettre que peu d'activités l'ennuient autant que celle que constitue la lecture d'un roman, sans parler de celle consistant à en écrire. Il fait d'ailleurs preuve de cohérence puisque voici déjà quelques décennies que cet auteur ne fréquente plus le genre. Personne ne fut en revanche aussi tranchant que Josep Pla. On se souvient encore du passage de A fondo, cette émission d'entretiens conduite par Joaquín Soler Serrano, au cours duquel l'écrivain catalan déclara : « Je pense qu'un homme qui lit des romans passés les 35 ans est un crétin. Vous ne croyez pas?»
On ne trouve plus aujourd'hui d'affirmations aussi catégoriques. J'ai été témoin d'une action à peine légèrement similaire il y a trois ans lorsque j'ai adopté un lévrier et que je l'ai emmené vivre avec moi. Ennuyé de voir la chienne dormir sur mon canapé, j'ai un jour décidé d'y poser un tas de livres afin qu'elle le trouve inconfortable et accepte de passer la nuit par terre. Malheureusement, le lendemain matin, à mon réveil, je découvrai avec horreur qu'elle avait détruit les livres. Si l'on se penchait attentivement sur ces chairs éparpillées dans le salon, on s'apercevait qu'il s'agissait exclusivement de romans, y compris certains titres de mon cru. Seule La Métaphysique d'Aristote, dans sa version cartonnée, éditée par Gredos, était intacte. Car il ne s'agit pas d'un roman.
Mort ou pas, le roman est un clou ardent qu'il faut savoir manier pour ne pas se brûler. Parfois le désenchantement surgit, inévitablement. Et parfois même la folie. Il y a environ un siècle et demi, les autorités de l'Etat de Virginie donnèrent le feu vert à la construction du Trans-Allegheny Lunatic Asylum, une clinique psychiatrique conçue par l'architecte Richard Andrews selon les principes de Kirckbride, défenseur de ce que l'on nommait la «thérapie mentale». Selon cette philosophie, on considérait que l'état mental des patients s'améliorait si un traitement humain leur était dispensé et qu'ils séjournaient dans des lieux ensoleillés et confortables, pourvus de chambres spatieuses, lumineuses, bien aérées, et décorées avec goût. Entre 1864 et 1889, la clinique mit au point un large catalogue des raisons qui pouvaient justifier l'internement d'un patient dans ses murs. A côté des symptômes habituels, on en remarquait d'autres plus extravagants comme le coup de pied d'un cheval dans la tête, les superstitions, la passion pour la politique, la masturbation durant plus de trente ans, la suppression soudaine de la masturbation, des études trop longues, les mauvaises fréquentations ou encore le whisky de piètre qualité. Rien qui ne fut pas normal en ce XIXe siècle.
Parmi ces dizaines de symptômes, cependant, le Trans-Allegheny Lunatic Asylum considérait que la lecture de romans était une raison parmi d'autres pour finir en hôpital psychiatrique. Il n'en est pas moins ravissant de savoir qu'un roman puisse vous mener à ce précipice. Après tout, lorsque nous ouvrons un livre de fiction, nous sommes tous à la recherche de quelque chose qui nous change la vie, même si ce n'est que pour quelques minutes.

Juan Tallón, La novela esta muerta,
El Progreso
, traduction maison

Discours toujours



Je suis donc coupable, voire légèrement terroriste. Avec mon scooter, au moins deux fois par jour, aller-retour maison-boulot-maison, je contribue au réchauffement climatique. Parfois même, j'utilise ma vieille Vespa pour faire autre chose – sortir, aller dîner chez des amis, faire des courses… Et que dire de mon addiction à internet, les mails pollueurs, le bois de la cheminée (merci Ségo !), la lumière de la chambre allumée jusqu'à pas d'heure par vice de la lecture, celle du salon allumée trop tôt dans la journée par la maladie de l'insomnie, la douche du matin et celle du soir, la radio en fond sonore pour me sentir moins seul lorsque je fais la vaisselle, certainement trop lentement et avec trop d'eau, les emballages par paquets ou par bouteille d'eau minérale – heureusement, mon vin vient en verre ! –, que sais-je encore ? 
La Cop 21 me le rappelle : je dois faire attention, me battre pour deux degrés de moins, faire confiance à mon Président qui, m'a-t-on dit, a si bien parlé. Les beaux discours tenus ces derniers jours par toute sorte de représentants du peuple et autres experts, tous, ou presque, arrivés à coup de vols aériens à carboréacteurs peu polluants, et relayés, le doigt sur la couture (bio), par les grands médias devraient nous faire oublier les gazs lacrymogènes, flash-ball et grenades lâchés sur ces sales manifestants irrespectueux et masqués – ou pas –, les bombes en Syrie – et autres guerres sans nom –, les dérives intolérables de l'état d'urgence, la multiplication folle des perquisitions à l'aube et les drames humains qu'elles provoquent, les gardes à vue interminables, les arrestations-tabassages arbitraires, délits de sale-gueule, le TAFTA toujours négocié en secret et annonciateur de la mainmise définitive des multinationales sur les Etats et nos vies, le tout nucléaire renforcé et les OGM encouragés par nos actuels dirigeants, les gazs et pétroles de schiste à l'étude, l'appel à la consommation pour relancer la croissance, le traitement odieux des réfugiés, la vacuité des programmes électoraux, la bêtise généralisée… Je ne sais pas pourquoi, je n'y arrive pas. Peut-être y parviendrais-je si je dormais davantage…


Ces illustrations sont l'œuvre du mouvement britannique Brandalism et de l'anti-campagne de ses artistes autour de la Cop 21.

samedi 21 novembre 2015

De la mécanique du déni


Au sujet de Daech et du terrorisme, alors que bat son plein la peur organisée, quelques vérités sont bonnes à rappeler. Au tour de l'écrivain et journaliste Kamel Daoud de s'y coller. Le dernier Goncourt du Premier roman, frappé il y a quelques mois par une fatwa, vient de publier une tribune plutôt pessimiste dans le New York Times, dont je me permets, après réunion au sommet d'urgence, de publier les premières lignes :

Daesh noir, Daesh blanc. Le premier égorge, tue, lapide, coupe les mains, détruit le patrimoine de l’humanité, et déteste l’archéologie, la femme et l’étranger non musulman. Le second est mieux habillé et plus propre, mais il fait la même chose. L’Etat islamique et l’Arabie saoudite. Dans sa lutte contre le terrorisme, l’Occident mène la guerre contre l’un tout en serrant la main de l’autre. Mécanique du déni, et de son prix. On veut sauver la fameuse alliance stratégique avec l’Arabie saoudite tout en oubliant que ce royaume repose sur une autre alliance, avec un clergé religieux qui produit, rend légitime, répand, prêche et défend le wahhabisme, islamisme ultra-puritain dont se nourrit Daesh.
Le wahhabisme, radicalisme messianique né au 18ème siècle, a l’idée de restaurer un califat fantasmé autour d’un désert, un livre sacré et deux lieux saints, la Mecque et Médine. C’est un puritanisme né dans le massacre et le sang, qui se traduit aujourd’hui par un lien surréaliste à la femme, une interdiction pour les non-musulmans d’entrer dans le territoire sacré, une loi religieuse rigoriste, et puis aussi un rapport maladif à l’image et à la représentation et donc l’art, ainsi que le corps, la nudité et la liberté. L’Arabie saoudite est un Daesh qui a réussi.

Le déni de l’Occident face à ce pays est frappant : on salue cette théocratie comme un allié et on fait mine de ne pas voir qu’elle est le principal mécène idéologique de la culture islamiste...
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Illusion de liberté


Je me jetais sur les livres comme s'ils devaient nécessairement me livrer la clef de moi-même. Et la serrure avec. Lisant à bride abattue. Dans le métro. Dans la rue. Au bistrot. Dans mon lit. Sur les bancs des squares, au milieu des pigeons et des cris d'enfants, les soirs d'été ou le dimanche après-midi. Et jusque dans les chiottes des usines qui m'employaient, culottes baissées, accroupi au-dessus du trou, une branche nouvelle de marronnier en bourgeons ventrus se balançant au-dessus de ma tête sur le ciel blanc bleuté qui tapissaient les claires-voies de la toiture.
Quoi d'étonnant à ce que certains auteurs et leurs livres conservent pour moi une odeur de crésyl, de désinfectant, une odeur de merde humaine ? La mienne et celle de tous les ouvriers, apprentis, employés, bureaucrates, qui venaient chier dans ce lieu étroit, sombre, gluant sous le pied. Là où femmes et hommes se déculottaient plusieurs fois par jour. Poussaient leurs ventres. Vidaient leurs vessies. Examinaient une fois de plus le détail curieux d'une malformité secrète. Avaient des démêlés avec leur prostate. Leur constipation. Leur blenno. Ou bien, au contraire, se laissaient aller à caresser distraitement leur sexe, comme ça, sans préméditation, du bout des doigts, parce que ce n'est pas désagréable et qu'il n'est pas défendu d'y toucher lorsque l'on se retrouve en tête à tête puisque le Père Tout-Puissant qui savait ce qu'Il faisait vous l'a planté au bon endroit. Geste de bonne humeur. Tout en pensant au prix exorbitant des légumes, à la popote du soir, aux dettes en retard, au prochain film d'amour du dimanche suivant, ou même à la Très Sainte Vierge telle qu'elle est représentée dans les pages du catéchisme, blanche et lumineuse, telle qu'elle restera gravée à jamais dans des millions de mémoires. Ce qui n'empêche pas, que je sache, de prendre un réel plaisir à vider jusqu'au bout ses intestins avec de brefs intervalles de repos entre deux expulsions bien venues, de jeter un coup d'œil par en dessous pour voir ce qu'il en sort et d'en respirer franchement l'odeur. Odeur d'accalmie heureuse au milieu de la journée de travail avilissant. Illusion de liberté sauvegardée.

Louis Calaferte, Septentrion

vendredi 20 novembre 2015

C'est la même chanson


Toujours la même histoire
je raconte toujours la même histoire
normal
Toujours le même rêve
je rêve toujours du même rêve
normal
je manque d'imagination
j'ai peu d'ambition
Toujours les mêmes colères
j'ai toujours les mêmes colères
normal
Toujours les mêmes chansons
je chante toujours les mêmes chansons
je lis toujours les mêmes livres
je regarde toujours les mêmes femmes

normal
j'ai peu de mémoire
je n'ai pas confiance
en moi en vous tous
Il est neuf heures
Je croyais qu'il était trois heures

Toujours les mêmes discours
j'entends toujours les mêmes discours
normal
Toujours les mêmes mensonges
j'accepte toujours les mêmes mensonges
pardon
j'ai peur d'arrêter de chercher

l'homme le loup
les poissons

me regardent et rient de moi
ils ont raison
je suis trop con
je suis bien trop con
mais d'une profonde
et maladive honnêteté
pardon et
bonne chance


mercredi 18 novembre 2015

Un vieux roi


Il a dormi sur ses mains.
Sur un rocher.
Sur ses pieds.
Sur les pieds de quelqu'un d'autre.
Il a dormi dans des cars, des trains, des avions.
Dormi pendant le service.
Dormi au bord de la route.
Dormi sur un sac de pommes.
Il a dormi dans des toilettes publiques.
Dans un grenier à foin.
Au Super Dome.
Dormi dans une Jaguar, et à l'arrière d'un pick-up.
Dormi dans des théâtres.
En prison.
Sur des bateaux.
Il a dormi dans des refuges en rondins et, une fois, dans un château.
Dormi sous la pluie.
Sous le soleil brûlant il a dormi.
A cheval.
Il a dormi dans des fauteuils, des églises, des hôtels de luxe.
Il a dormi sous le toit d'inconnus tout au long de sa vie.
A présent il dort sous terre.
Dort encore et sans fin.
Comme un vieux roi.

Raymond Carver, Dormir, in La Vitesse foudroyante du passé,
nouvelles traductions de Jacqueline Huet, Jean-Pierre Carasso, Emmanuel Moses,
Poésie, ed. de L'Olivier, 2015

vendredi 6 novembre 2015

Alzheimer tardif


J'ai encore perdu
une heure de ma vie

je n'ai plus toute ma tête 
ça m'arrive souvent
maintenant

je sais de plus que je vais avoir
du mal à la retrouver
elle ne possédait aucun signe particulier
comment la reconnaîtrais-je
en tous points semblable
à toutes les autres ?

mercredi 4 novembre 2015

Ecrire comme il faut



En ce temps-là, on n’avait pas conscience de l’obligation impérieuse d’être gentil, comme c’est incontestablement le cas aujourd’hui, en notre temps plus sérieux d’une certaine manière que celui qui tolérait l’impertinence. Une époque, comment dirai-je, drôle, insouciante et de là, peut-être, assez hardie ou insolente, supporte plus de rudesse que n'en peut offrir une époque devenue pour ainsi dire songeuse (...) Nous autres, gens d'aujourd'hui, nous valorisons tout spécialement, pour le dire rondement, la politesse, ce petit je-ne-sais-quoi qui est admissible, et nous ne souhaitons pas que cette qualité importante, car extrêmement précieuse, fasse défaut au poète et à sa poésie. En effet, dans notre temps conscient de ses responsabilités, ce poète, si ce n'est d'un point de vue artistique, du moins d'un point de vue moral, semble être devenu quelque chose de superflu ; car il ne saurait agir très fortement sur les gens confits de sérieux que nous sommes en recourant à la forme de gravité qui, en son temps, lui permettait de convaincre les insouciants, c'était alors une évidence qu'un poète n'avait pas à se montrer gentil. Aujourd'hui, cependant, on exige de lui qu'il nous fortifie, qu'il donne à croire à l'humanité qu'elle est intelligente et bonne.
Robert Walser, Ce poète écrivait-il comme il faut, 9.8.1929,
in L'enfant du bonheur, trad. Marion Graf, éd. ZOE, 2015 

samedi 31 octobre 2015

Sans lunettes


30 décembre

A 1 h 03 du matin l'odeur
d'un pet évoque les épousailles
d'un avocat et d'une tête de poisson
Il faut que je sorte du lit
pour noter ça sans
mes lunettes.
Richard Brautigan, Une Tortue à son balcon
trad. : Frédéric Lasaygues, éd. L'incertain

vendredi 30 octobre 2015

Ciao l'artiste !




Charles Level a autour de 28 ans lors de cette émission de 1962. Il y fait le malin, cherche son style, se rêve en crooner à la française... Erreurs de jeunesse : ce sont d'autres qui interpréteront le mieux ses compositions. Son plus grand succès, il le doit à Annie Cordy qui vendit 3 millions d'exemplaires de La Bonne du curé... (je vous épargne la vidéo)
Charles Level vient de tirer sa révérence à 81 ans. 


Libération