Nos vies Photoshop

Le buzz du moment, c'est Madonna. Madonna à poil. En fait, elle ne montre que sa poitrine. Je l'ai aperçue sur le site espagnol d'un journal sportif. Oui, je fais partie de ces abrutis qui consacrent une partie de leur temps libre à chercher les derniers ragots sur leur équipe préférée ou le scancale en cours concernant l'équipe la plus détestée. Je m'en amuse et suis accro. Et je pense à mon père, à ce qu'il dirait de tout cela. Pas à propos de Madonna, mais des rumeurs de transferts, de la revalorisation de contrat et/ou de salaire de telle star du foot, de la distribution de voitures de luxe aux joueurs millionnaires par le sponsor du club, de la convalescence d'un gamin illettré blessé aux adducteurs ou aux ischio-jambiers, des démêlés avec le fisc du meilleur footballeur de tous les temps, de la nouvelle wag du jeune prodige dans le vent…

On parle finalement très peu du jeu. Comme les Britanniques, les Espagnols ont de tout temps aimé conjuguer foot, fric et petites pépés, la trinité de la vulgarité. Mais je viens de là et comme les chansons populaires, ça me rattrape dès que je l'oublie. Et j'aime cela autant que les films de Bresson. N'ayant pas brillé au jeu, n'ayant jamais passé le permis de conduire, et n'étant pas particulièrement attiré par les filles légères, faciles et vénales, je rêve peu de tout cela mais je l'observe comme je m'intéresse à mes semblables au quotidien, sans en tirer aucune conclusion ni leçon. Comme une matière romanesque, mon romanesque. Certaines filles passent d'un footballeur à l'autre, n'ont de valeur que si elles font la une des rubriques pipole-football régulièrement, et jusqu'à un certain âge bien entendu - la cote des Wags flanchent la trentaine passée. En matière de musique, c'est la même chose ou presque. Combien de chanteuses ne doivent leur notoriété qu'à leurs mensurations quand ce n'est pas à la seule taille de leurs fesses et à leur présence quasi quotidienne sur les réseaux sociaux ?

Madonna, c'est la génération d'avant. Mais pour rester dans le coup, la milliardaire du disque et de la provoc' sponsorisée est obligée de s'adapter, de mimer son époque. A 56 ans, l'âge de la placardisation à vie de la plupart des salariés et des restos du cœur pour les autres, elle exhibe encore sa poitrine, comme un appel au secours. L'ensemble des commentaires prend un ton sarcastique. On dénonce la manipulation photoshopée. La vie a toujours été cruelle avec les femmes, mais leur soumission au jeunisme n'a jamais été aussi tyrannique. Lifting, chirurgie des seins, du nez, des lèvres, des poches sous les yeux, des fesses…, liposuccions, botox…, n'en jetez plus, la femme peut tout accepter pourvu qu'on l'aime. C'est ce que nous rappelle aujourd'hui Lady Madonna. Et le recours à Photoshop est le plus naturel de tous ces trucages. C'est le seul qui ne massacre pas le vrai corps. 

J'ai assisté un jour à un coup de fil qui me parut alors surréaliste. Invité à prendre le café chez une copine photographe, je l'ai écoutée, en attendant le filtre, régler par téléphone avec le labo de postprod les derniers détails techniques d'une récente séance de pose. Elle demandait d'effacer tel bourrelet, telle ride, de modifier telle courbe du corps, le tout comme on l'imagine dans un souci de perfection de la beauté sur papier glacé. Je me demandais de quel modèle il pouvait s'agir, quel pouvait être son âge. J'ai vite compris qu'il était question de la petite sœur d'un top modèle, âgée d'à peine 20 ans. Devant mon étonnement, ma copine m'a affirmé qu'aucune photo n'était publiée sans être retouchée, quelque soit l'âge du modèle. Le même phénomène touche également le cinéma. Pour l'extraordinaire Loup de Wall Street, la petite Margot Robbie s'est fait rallonger les jambes numériquement dans la célèbre scène de séduction avec Di Caprio. Jamais une image n'a été autant éloignée de la réalité. 

 

J'ai repensé alors aux filles des magazines qui me faisaient de l'effet à l'âge de la puberté et un peu après. A cette époque, à n'en pas douter, les photos subissaient déjà quelques retouches, mais de manière certainement plus artisanale et donc plus professionnelle. Aujourd'hui, le logiciel de retouche photo le plus connu est accessible au grand public moyennant une centaine d'euros. Ses utilisateurs reconnaissent désormais en toute circonstance les trucages de leur logiciel préféré. Et c'est pourquoi ils s'offensent. « Ne nous faites pas avaler notre pain quotidien », semblent-ils s'écrier. « On veut bien se faire entuber, mais pas comme à la maison. » Faites ça mieux que nous ! Le rêve, même virtuel, même conscient, est à ce prix.