mercredi 5 novembre 2014

Moments de folie


J'avais une vingtaine d'années et l'impression d'avoir déjà raté ma vie. Je découvrais le cinéma et un peu la littérature, délaissais les études au fur et à mesure que leur fin approchait, qu'il me fallait entrer dans la compétition de la vie active. Je ne me voyais pas, comme mes autres camarades de fac, tenter des concours pour intégrer une grande école de traduction ou bifurquer vers l'enseignement. En bon libertaire autodidacte, je refusais en bloc le monde du travail, tentais d'imaginer une autre manière de vivre. J'écoutais du tango toute la journée, rêvant d'amours anarchiques. 
Je ne sais par quel miracle, une lettre humoristique dont j'aurais honte aujourd'hui, je réussis à me faire embaucher dans une librairie. C'était dans la ville bourgeoise voisine de la banlieue industrielle et populaire où j'avais grandi. Je n'avais aucune conscience de ma chance, et du piège que représentait un boulot prenant et mal payé. Le créateur de la boutique, ancien scout, était un inconditionnel de la littérature américaine et des amérindiens surtout. Il se rendait régulièrement aux States, en rapportait  souvenirs, histoires, chansons et livres. Je gardais mes distances, comme toujours. Et préférais les auteurs scandinaves ou allemands, dépressifs et professeurs de désespoir comme dit l'autre. Je m'identifiai immédiatement à Pessoa après l'avoir entendu dire qu'il était né pour rêver. Je me souviens encore de cette soirée entre fils de prolos. Le copain d'un copain, fils de concierges portugais, avait passé son temps à picoler et lire à haute voix Pieds nus sur la terre sacrée et Le livre de l'intranquilité. Je ne savais pas qu'on pouvait trouver ce genre de chose dans un livre. Ni même qu'issu de ce milieu, nous avions nous aussi droit à ça. Les livres étaient vraiment sacrés. Ce même copain m'avait d'ailleurs parlé d'Hemingway un jour et j'avais ricané. Je tenais à mon inculture, à mes connaissances approximatives et lacunaires - Carver et Fante, que personne ne lisait autour de moi. Je ne pouvais faire mieux si je ne voulais pas trahir mon antiaméricanisme militant et l'arrogance de mes jeunes années. Et puis, étudiant en anglais, j'avais la flemme de le lire dans le texte et, par purisme puéril, rejetait sa traduction. Je préférais aussi attendre une fille tout un après-midi sous la pluie, ce genre d'occupation.
Hemingway, il y avait bien cette chanson que Paolo Conte lui avait consacré et qui me le rendait sympathique. Mais bon, la chasse, Cuba, la corrida, le machisme, je rejetais tellement mes origines espagnoles... J'avais offert Paris est une fête à une étrangère, sans l'avoir lu, sans l'avoir embrassée - pas encore. Et un Bove, dont j'avais lu tout ce que j'avais pu voler. Je n'ai découvert ce bon vieil Ernest que bien plus tard. J'ai encaissé la claque en silence, seul et honteux. Et puis j'ai réessayé Bukowski. C'était quand même lui qui signait la préface de Demande à la poussière, merde. Et je me suis régalé et là encore, presque tout lu. Justement, quelques années auparavant, venait à cette librairie un garçon qui dévorait tout Hank. Arrête ton char, lui disais-je, tu t'es bien regardé ? Je me demande ce que ce bon fils de famille, propre sur lui, est devenu, éveillé aux émois par le vieux dégueulasse. Et je ne sais pas ce qu'il aurait produit sur moi si je l'avais lu au même âge. C'est quand même lui qui m'a, sur le tard, permis d'écrire, d'oser une nouvelle ou deux. 
Dans le désordre erratique de mes découvertes littéraires, il y a eu Richard Yates. Par un copain, que je ne vois plus. Yates plutôt que Cheaver. Comme Carver plutôt que Ford, et Roth plutôt que... tous les autres. J'ai ouvert hier avec appréhension un recueil de nouvelles de Yates, paru récemment. Je ne lis plus du tout en anglais, c'est trop loin. Je découvre donc cet auteur fabuleux au fur et à mesure des traductions françaises chez Laffont, éditeur sans grand intérêt il me semble s'il n'avait gardé sa précieuse collection Pavillons. Les traductions sont parfois un peu lourdes, manquent de la recherche d'une certaine simplicité que l'on devine chez Yates. Mais je me trompe peut-être. J'aime à croire cela. Comme j'aime à croire que Yates nous parle de lui, ici encore, de ses rêves, de la conscience de ses propres limites, quand il évoque de faux exploits de guerre, l'amour fou et secret d'un tubar pour une infirmière, qu'il s'inspire de sa mère quand il fait le portrait de cette femme qui ambitionne de vivre autre chose. Et je ne sais qui du désespoir ou de la consolation l'emporte finalement. Et je ne veux pas le savoir. J'attends ce soir pour le tenir de nouveau dans les mains.

2 commentaires:

  1. C'était bien cet âge où on découvrait par hasard, au détour d'une bibliothèque ou d'un cinéma de quartier, tout un univers qu'on n'aurait jamais osé imaginé. Enfin ça fait peut-être un peu vieux con de dire ça... P.

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    1. J'ai failli appeler ce blog nos consolations et autres conneries, donc ne t'en fais pas, cher P.

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