samedi 29 novembre 2014

La salle d'attente du fascisme


 

J’ai toujours été anarchiste. Depuis l’enfance. La mort de mon père survenue quand j’avais neuf ans aurait pu faire que je recherchasse des figures d’autorité de substitution, que je devinsse fasciste. Or, elle eut au contraire cette vertu de me rendre allergique aux curés, aux policiers, aux militaires, aux hommes politiques. En 1968, j’ai eu douze ans. L’époque prit la couleur de mon drapeau intime. Toutefois, quand, les années qui suivirent, j’écoutais les anarchistes militants, je les trouvais sans charme. Sérieux et naïfs. Aussi peu ragoûtants que d’autres politiciens. Avec leur barbe, on eût dit qu’ils portaient leurs génitoires sur le visage. Leur anarchie n’était pas la mienne. Ils faisaient advenir la leur après une révolution. Elle serait le règne de l’autogestion, du partage des tâches, de la responsabilité individuelle, de l’égalité de tous. Je ne voyais là rien de poétique ni de sentimental. L’anarchie existait pour moi quand je me baignais sur la plage de la Côte des Basques avec une petite fiancée et que nous allions nous embrasser ensuite, au soleil, sur le sable ; quand je flânais dans Biarritz avec mon ami Jacques Léglise et que nous discutions de musique, de cinéma et de filles ; quand je roulais à moto en pleine nuit, cheveux au vent, sur la corniche d’Hendaye ; quand je restais chez moi, seul, à écouter de la bossa-nova ou Léo Ferré. C’était des moments volés à l’ordre. C’était le plaisir au pouvoir, le pouvoir au plaisir. Jacques est mort quand il eut dix-huit ans. L’été de son anarchie prit fin en septembre 1975. Le drapeau noir devint pour moi désormais une étoffe couleur de mélancolie.
Aujourd’hui, politiquement, je suis resté fidèle à mon idéal. Je continue à cultiver mon anarchisme comme un état d’âme. Un mélange de misanthropie et de besoin de tendresse. À mes contemporains, je souhaite que leur désir de trouver un dieu et des maîtres soit exaucé. Moi je demande que ma vie indolente se poursuive et que la nostalgie me préserve pour longtemps encore des folies de l’espérance.

Frédéric Schiffter, Dictionnaire chic de philosophie,
éd. Ecriture

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