lundi 13 octobre 2014

Cartes sur table

Je devais avoir 20 ans. Mes parents étaient toujours aussi pauvres. J'étais étudiant boursier. Afin d'assouvir ma soif de cinéma nouvelle, j'avais décidé de donner des cours d'anglais. Je me souviens être allé mettre une annonce au Monoprix avec Pascal. Ce con m'avait certifié que c'était un bon moyen de draguer, qu'une jeune étudiante ou même une lycéenne allait m'appeler et ce serait the big love. 
Ça n'a pas tardé. J'ai entendu la voix d'une jeune fille me demander mes tarifs. J'ai balbutié un prix. Ça lui convenait. Ensuite, elle m'a demandé si j'acceptais les débutantes. J'étais en sueur. Alors, elle m'a dit que c'était un peu spécial. Je n'arrivais plus à prononcer un mot. « C'est pour ma mère », a-t-elle précisé.
C'était la femme d'un marchand de légumes. « Ma fille vous a appelé. » « Oui, oui, je me souviens… » Une blonde décolorée, la quarantaine, timide mais nature, et puis décidée. Elle voulait apprendre l'anglais pour s'en sortir. Elle avait l'intention de quitter son mari avec qui elle travaillait à la boutique de primeurs face à l'église. Elle n'avait aucun diplôme, aucune formation, elle avait fait ça depuis l'adolescence. J'avais bossé sur des marchés, à vendre des fruits et des légumes moi aussi. Se lever à 5h, avaler un petit-déj en vitesse, filer sur le vélo, se faire engueuler parce qu'on a deux minutes de retard, déballer le camion, transporter les cageots, installer les tretaux, les étals, rester debout une bonne partie de la matinée par tous les temps, être soupçonné de vol s'il manque deux sous dans la caisse, avoir une seule pause pipi-café, avant de remettre ça. Je rentrais lessivé à la maison vers 14h30. Avalais mon repas tout seul et m'écroulais dans le canapé. Ça ne ressemblait à rien. Sophie, ma nouvelle élève, bossait en magasin, c'était moins pénible, m'assurait-elle. Sauf qu'il y avait ce mari tyrannique et qu'elle n'en pouvait plus… 
En fait de cours d'anglais, Sophie avait besoin de sortir, de faire quelque chose le lundi matin, jour de fermeture de la boutique pendant que son mari était à Rungis. Voir d'autres gens, parler, raconter sa vie. J'essayais d'être honnête et suivais un peu la ligne des leçons pour débutants. My name is Sophie. I am 46. I am married and I have a daughter, etc. On se voyait tous les lundis. Je sais qu'elle m'aimait bien. Et moi aussi. C'était ma seule élève. Je me débrouillais pour que mon salaire tienne une semaine. J'avais repéré deux ou trois cinémas dans lesquels je pouvais entrer par la sortie. D'autres dans lesquels je payais et après le film pouvais me glisser dans une autre de ses salles. Je jonglais entre cette nouvelle passion et cette éternelle misère. 
On se marrait bien avec Sophie. Je revois encore son sourire. Je ne sais pas comment c'est venu. Un jour de printemps, elle portait un chemisier blanc dont elle avait ouvert les premiers boutons. J'avais une vue imprenable sur sa lourde poitrine. J'avais du mal à me concentrer. Elle devait le sentir. En me tournant vers elle, après avoir cherché une règle de grammaire dans mes cahiers d'étudiant, j'ai vu son énorme sein gauche posé sur la table. J'ai immédiatement détourné le regard. Ça n'avait duré que deux secondes. Lorsque je l'ai interrogée sur la conjugaison du verbe to learn, elle avait tout remis en place. Mais la gêne s'était installée entre nous et nous a écrasé jusqu'à la fin du cours. Le lundi suivant, elle m'a appelé pour me dire qu'elle avait un empêchement. Puis, dans la semaine, elle m'a appris qu'elle arrêtait les cours d'anglais, que ça énervait son mari, qu'il se doutait de quelque chose, toutes ces choses-là… 
A la rentrée suivante, j'ai trouvé un autre élève. Un garçon avec beaucoup de retard mental. Ça m'allait aussi bien. Et puis, j'ai découvert une autre salle de cinéma dont la sortie était située dans une cour.

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